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vendredi 20 mars 2009

Jouve: divine pécheresse de la chambre bleue


Michelina endormie - 1975 - Balthus
« J'avais rêvé l'unité, l'unité dans la maison, j'avais rêvé la maison conservée et unique, où tout aurait été engrangé selon la loi du temps. Il semble que l'ironie du dieu se soit exercée, pour produire exactement l'inverse. »
Disjecta membra, in Moires, Pierre Jean Jouve 

« Le secret est intime à l'oeuvre car il n'y a pas une oeuvre de quelque importance qui veuille vraiment livrer son fond, et expliquer son but avec son origine. »
En Miroir, Pierre Jean Jouve

Pierre Jean Jouve publie Paulina 1880 en octobre 1925, un texte qui semble vouloir répondre à une nouvelle poétique. Dès la parution de ce roman, Jouve s'empresse de l'envoyer à Rainer Maria Rilke - qui a quitté Paris pour le Valais, en Suisse, depuis le mois d'août, en compagnie de Baladine Klossowska, la mère du jeune peintre Balthus et du futur écrivain Pierre Klossowski,- dont il recevra bientôt les impressions.

Jouve tient précieusement au sentiment que Paulina 1880 peut inspirer au poète autrichien avec lequel il partage un équivalent degré d'exigence et d'élévation dans sa conception de la poésie et la littérature. Rilke lui fait savoir, dans une lettre datée du 12 novembre 1925, qu'il en a achevé  «une première lecture » et se réjouit par avance « à l'idée de la seconde ». Le roman ne saurait en effet en connaître qu'une seule, aussi lente et attentive fut-elle.

«Vous avez accompli, il me semble, une tâche extrêmement difficile, lui écrit Rilke, et vous y avez pleinement réussi, grâce à la forme que vous avez adoptée ; cette forme s'est montrée apte à saisir (servie par votre incomparable attention) tour à tour l'image et l'absence, le trop plein et l'invisible; à cela s'ajoute cette singulière et rapide émotion du narrateur qui constamment propose ces éléments, les mêle, et, poussé par d'autres faits les emporte. En face du lecteur qui apprend, il est vraiment ici celui qui sait et qui fait prodigieusement valoir son inévitable et complète supériorité [...]»

Peu de temps après, Jouve reçoit une missive de Baladine à laquelle Rilke avait transmis Paulina 1880 vantant son écriture « remarquable, de très courts chapitres rapides, étonnamment plastiques, comme des images vues dans un stéréoscope; en lisant cela on y collabore, cela se passe en Italie, tous les sens du lecteur sont en action, même l'odorat. Vous allez voir ». Elle avait vu et aimé aussi.

« Je le relis toujours de nouveau. C'est presque trop beau », écrit-elle à son tour à Jouve, manifestant en outre le désir d'oeuvrer à la traduction allemande du texte. La Nouvelle Revue française lui donna son accord, toutefois le projet resta lettre morte et l'oeuvre ne verra le jour en allemand qu'en 1964, et ce sera la traduction d'une autre.

C'est dans La chambre bleue que le lecteur est invité d'emblée par un énigmatique narrateur à pénétrer l'univers de Paulina. Il est introduit au coeur de cette pièce étrange, de belle taille et pourtant lugubre et austère, éclairée du seul jour que laisse passer « une fenêtre étroite emprisonnée d'un grillage », aux parois de pierres, d'une «épaisseur mélancolique», qui émettent des « sonorités bleu sombre » alors qu'elles sont couvertes des dessins d'un «feuillage gros bleu peint sur un fond couleur bleu ciel», et qu'une fresque en trompe-l'oeil ouvre tout grand un mur, derrière un faux rideau doré, sur un «ciel étoilé» d'où se détache « un ange grassouillet » et souriant, peut-être même narquois, parfois. 

« La chambre bleue est silencieuse, ayant beaucoup d'histoire », affirme le narrateur. Cet on indéfini précise, un peu plus loin, qu'elle se niche au sein d'une ancienne villa dans laquelle « bien des âmes ont ouvert et fermé leurs yeux », avant d'inciter le lecteur à y observer d'un peu plus près certains détails tels des indices collectés sur la piste d'un crime encore inconnu, ce meuble nommé « serviteur muet » ou encore ce cahier jaune, peut-être un journal intime, où se lit l'inscription Visitation; puis de susciter le frisson à évoquer l'impression d'une « ombre [qui] glissait », ou encore d'« un fantôme de l'imagination », mais présence invisible bientôt quasi palpable qui s'affirmait davantage dans «une odeur féminine» témoignant qu'un «être se reformait », quand « l'air s'épaississait autour d'une forme jeune et désirable, et défunte, transparente toutefois, que la main tendue pouvait traverser »...

On confronte bien là le lecteur à une rencontre spectrale - l'Ombre indissociable de la chambre bleue qu'elle « n'avait pas quittée depuis une certaine heure solennelle jadis » - et l'invite à prendre garde, à ne pas tirer de conclusions trop hâtives quant à la qualité de cette mystérieuse manifestation, tentés que nous serions de l'interpréter « selon les notions évidemment simplistes que nous avons de la mort ». Nul ne peut savoir. En revanche, à l'instar de Gaston Bachelard à cette lecture, pouvons-nous ne cesser de trembler.

D'autant qu'on se fraye bientôt un passage dans le temps où retourner, avec le lecteur, sous d'autres cieux, en apparence cléments, ceux de l'enfance puis de l'adolescence de la ravissante italienne Paulina Pandolfini à la chevelure d'un « noir bleu », aux yeux « un peu troubles, d'un reflet nocturne » et la trouvons à Torano, soumise à l'austérité d'une « atmosphère confite, conventionnelle et immuable » de l'aristocratie milanaise, ainsi qu'à l'étroite et jalouse surveillance du père et de trois frères.

Dès lors, on s'efface discrètement devant l'expression de la voix intérieure, intime, secrète de Paulina à laquelle on mêle encore parfois la sienne pour aiguiller un lecteur désorienté face aux paradoxes d'une jeune fille à la foi exaltée et sensuelle, aux aspirations ambiguës, de nature mystique et qui pourtant «croissait en violence et en esprit souterrain», si bien que la chute semblait inévitable. Peu à peu, un trouble charnel rayonna si intensément autour de Paulina que « l'honneur de [sa] famille morose se sentait déjà menacé»; bien «trop belle et surtout trop vivante », elle en inquiétait les hommes incestueusement.

Jeune fille à la chemise blanche - Balthus
Au long de tendres et subtiles tableaux poétiques, Paulina s'est éveillée, révélée sous de délicates touches, tantôt narcissiques tantôt mystiques. A treize ans, elle « avait naturellement la notion du péché et vivre même lui semblait inséparable d'une certaine faute obscure et capitale, celle que le père Bubbo son confesseur appelait "originelle"».

Elle a si bien acquis, depuis longtemps déjà, que «dieu a besoin de notre souffrance et ne nous aime que si nous souffrons» que dans les églises la jeune fille est captivée par le martyr des saints, dont elle fomente son destin tant elle aime les «regarder souffrir», par dessus toutfascinée par le sang qui coule de la chair crucifiée du Christ.

Puéril et doux écho au sublime Cantique des cantiques, Paulina admire sa poitrine déjà pleine, «O Madonna. Mes seins. Mes petits seins vous êtes des biches». Elle mire et contemple la fraîcheur de sa chair de dix-neuf ans, à l'heure de son premier bal, se sent devenir femme, désirée et désirable, «adorée adorable», rêve de conquêtes, s'en amuse et s'en effraye à la fois. 
« J'ai peur d'être trop belle. Couvre ta poitrine. »
Mais déjà, d'une coupable innocence, convoite-t-elle, le «remarquable» comte Michele Cantarini, ami de son père; il a quarante ans, il est le plus riche, le plus beau, le plus érudit, promis au pouvoir. Elle se prend à le rêver, il est «dans l'obscurité». Elle joue à se faire peur, éprouve ses charmes dans la volupté et la chasteté tour à tour.
 « Je serai aussi pure que la glace et l'acier. Je n'aurai plus de corps. »
Elle est séduite et s'émeut d'un sourire du comte qui, songe-t-elle, rappelle son confesseur. «Quelle idée ridicule!». Telle la vigie, l'inconscient vient là surtout sonner l'alarme. Le sourire de Michele n'est autre qu'un aveu de convoitise en réponse à sa propre disposition glorieuse à succomber.

Son âme se joue d'elle-même, se sait déjà divisée, oscille encore un peu entre le bien et le mal, sent bien de quel côté son corps la tient prête à basculer toute entière, en appréhende l'absolu danger pour mieux se précipiter vers son singulier destin. Soeur Blandine tentera sa rédemption. Paulina versera le sang. Marietta serait-elle une sainte ?
« Mon père, venez à mon secours: je veux être pure, comme l'acier et comme l'eau. Entrer dans les ordres, me mortifier; blesser mon corps, élever mon âme. Non pas encore. Je suis trop folle. Je veux avoir le monde à moi. Milan, les hommes, tout. C'est trop beau, c'est trop beau! ah! quelle pécheresse je suis. »

Paulina 1880, Pierre Jean Jouve (Ed. Mercure de France)
Correspondance, Oeuvres 3, Rainer Maria Rilke, (Ed. Seuil, Le don des langues)
Balthus et Jouve, in Balthus, dirigé par Jean Clair (Ed. Flammarion)

lundi 2 juin 2008

Balthus, dernier peintre du Sacré


Balthus - Autoportrait
Autoportrait

« Ce qu’il y a d’effrayant aujourd’hui, d’ailleurs surtout en France, c’est l’indifférence des gens devant la manifestation de l’Esprit (…) Au secours ! Au secours ! C’est tous des mannequins ! Des morts ! »
Lettre de Balthazar Klossowski à Antoinette de Watteville, le 1er janvier 1934


Balthus a vécu ses débuts de peintre d'âge adulte dans la souffrance, dans une détresse psychologique extrême, s’estimant honni de ses contemporains, au point qu’il en était devenu fort agressif. Le jeune peintre, l'ami du grand poète Rilke, voyait son art évoluer sous des cieux moins radieux qu'au temps béni de Mitsou et en voulait à la planète entière. 
«Je regardais dernièrement des photos de moi, je vois un personnage agressif, solitaire et contre tout le monde», confie le comte Balthazar Klossowski de Rola, dans son chalet suisse de Rossinière, quelques mois avant de s’éteindre en février 2001.

Le peintre, devenu vieux et fort affaibli, au visage émacié, fume comme il respire sa cigarette blonde rivée aux lèvres alors qu’il évoque ses souvenirs de jeunesse, le regard tourné vers l'intérieur, sur ces images d’amis peintres, sculpteurs, écrivains et poètes, de ses fantômes illustres issus d’un passé déjà lointain, des années 30.

«Paris à cette époque était vraiment le centre du monde, dit-il, on se retrouvait au Flore ou sur la terrasse des Deux Magots avec Derain, et d’autres. Giacometti lui travaillait la nuit on le voyait jamais.» 
Là, il vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre un jour dans la salle des Deux magots, se jette sur lui cet homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le transperce. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la ressemblance qui l’unit à cet inconnu dans la brasserie. Le poète a reconnu en Balthus son double dont il échafaudera tout une théorie avant d'en être hanté jusqu’au délire.

«Ce fut un grand ami à moi. C’était très curieux parce que par hasard je suis entré dans cette pièce et quand Artaud m’a vu il s’est dirigé vers moi en me pointant du doigt comme ça, c’était la première fois qu’on se voyait», explique le peintre, gorge un peu nouée. Artaud jouissait encore de toute sa plénitude mentale. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié. Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment.

«Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre», témoignait Antonin Artaud en 1934.

Un lien étrange les unissait, croyait Balthus, d'autant qu'il lui devait d'être encore en vie. Cette année 34 justement, en juillet, le poète sauva de justesse le peintre du suicide qu'il venait de mettre à exécution, victime d’une intense dépression.

« Curieusement, il est arrivé ce jour-là en courant dans mon atelier au moment où j’allais déjà très mal, et il s’est précipité sur moi et comme il avait lui-même pris beaucoup de drogues dans sa vie, il a tout de suite compris.» 

Artaud avait été pris d’un besoin impérieux d’aller à la rencontre de son ami, d'aller le trouver dans son atelier où il l’avait découvert « dans un état presque de délire ». Comme s’il avait pu percevoir sa détresse à distance. « C’était étrange », s'étonne encore le vieux Balthus, reconnaissant. Un des événements les plus mystérieux de son existence, peut-être, inoubliable en tout cas.

Il a collaboré à la réalisation des décors d’une pièce de théâtre d'Artaud. Elle fut un vrai fiasco. Il a peint aussi deux portraits du poète. Artaud, lui, a consacré plusieurs ouvrages à l’œuvre de Balthus qu’il admirait infiniment.

« On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière », selon Artaud.

Antonin Artaud - 1926 - Man Ray
Profondément catholique, Balthus voyait dans l’acte de peindre un engagement individuel d’ordre religieux, quasi mystique. Son travail était toujours associé au Sacré et son exécution requiert une certaine lenteur propice à sa quête de vérité. Il aura peint quelque 350 toiles dans sa vie. C'est peu en comparaison de la production frénétique et pléthorique de Pablo Picasso.

« Je fais toujours une prière avant de peindre. Ce fut toujours une façon de sortir de soi-même, je rejoignais l’univers plutôt que rester dans le quotidien. La prière est un excellent moyen de sortir de soi-même, de redevenir humble, d’oublier qui on est, comme le ver de terre de la bible. »

De la peinture de Balthus jaillit pourtant une profonde révolte intérieure, au contraire de la sérénité, voire une certaine violence, qu’il reconnaît, saisit dans ses modèles, et partage notamment avec Artaud.

« J’ai repensé souvent à vous et à l’esquisse de mon portrait, lui écrit Artaud en 1936, votre terrible inconscient a su parfaitement me situer exactement avec la lassitude et le dégoût de mon profil féminin gauche qui laisse derrière moi un écoeurant passé. »

Avant le voyage d’Artaud au Mexique, cette année-là les deux artistes se voyaient tous les jours, et puis à son retour, Balthus se souvient qu’« il a commencé à divaguer », peu à peu.

« J’ai reçu une fois une lettre qui était vraiment une lettre délirante dans laquelle il m’accusait de toutes sortes de choses. »

Commençant « à devenir fou », selon le peintre, Artaud en proie à un délire de persécution s’en prend en effet de plus en plus souvent à celui qu'il considère comme son double. Le poète, malade, s'est persuadé que son autre lui-même lui « porte malheur » et lui écrit « des lettres terribles ».

Profondément affecté, Balthus supporte mal cette situation et se verra contraint de prendre quelque distance. Quand Artaud «est revenu de Rodez à Paris, c’était tout de même un malade », dit-il avec une infinie compassion, sourcils froncés face à la gravité du souvenir. Et puis, « les surréalistes sont retombés sur lui et ont profité de sa folie. A ce moment pour les surréalistes, le pauvre Artaud était comme un taureau dans une arène ».

Opposé au mouvement d’André Breton, Balthus s’était lié à Alberto Giacometti. Ce dernier s’était justement brouillé avec le groupe, se souvint le peintre. Il « a commencé à s’intéresser à moi parce qu’il avait les mêmes idées qu’il fallait travailler d’après nature», raconte Balthus soulignant que ses rapports avec Breton avaient toujours été « un peu troubles ».

« J’ai toujours pensé qu’il avait un côté un peu bête, benêt en tout cas, il avait un côté flic au fond », avoue-t-il en souriant malicieusement, d'un air soulagé d'avoir enfin pu livrer le fond de sa pensée.

Au Mexique, en 1936, Artaud écrivit dans la revue El Nacional, un papier intitulé La jeune peinture française et la tradition, dans lequel il soulignera que la peinture de Balthus a cela de révolutionnaire qu’elle tend vers « une mystérieuse tradition » en opposition avec le mouvement surréaliste sévissant déjà depuis les années 20.

« Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond », pose Artaud. Le poète a compris que le mystère dont est empreinte la peinture de Balthus découle de sa relation au caractère sacré avec lequel le peintre n’a pas voulu rompre.

Artaud a senti tout de suite qu’il était confronté à une œuvre «qui dégage une odeur de pourriture, une charogne qui sent les épidémies et les catastrophes.»

 « Il a très bien vu ça et c’est pourquoi il aimait Balthus bien plus que les provocations plus ou moins faciles de ses amis surréalistes, qui n’allaient jamais très loin », insiste l’historien de l’Art, Jean Clair.

Les surréalistes ne produisaient que des images, ajoute-il,  «dont on se choquait deux minutes et dont on se lassait au bout de cinq minutes. Voilà toute la différence entre une grande peinture qui retrouve le sens du sacré et, disons une imagerie, une imagerie qui se veut sacrilège et qui se voulant sacrilège retombe dans le domaine du divertissement le plus profond. »

Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique. Et à ceux qui l’accusent de perversité arguant de la jeunesse douteuse de ses modèles et du scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils ignorent tout de l’histoire de l’Art. 

Traditionnellement, le plus bel âge pour les modèles se situe entre l’adolescence et la maturité sexuelle. «Les corps les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles», souligne l’expert. La peinture sacrée ou le sentiment du Sacré imprègne toute l’œuvre de Balthus, surtout «si on accepte de rappeler que la définition originelle du Sacré est exactement le contraire de celle du Saint.»

« Le Saint est ce qui rapproche, quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique Clair, le Saint est ce qui participe déjà à la pré-jouissance du paradis, or le Sacré, lui, on ne sait jamais s’il s’agit du paradis ou de l’enfer, de ce qui est désirable et de ce qui est repoussant. Le Sacré c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui nous donne le désir de la possession et en même temps ce qui repousse étant du domaine de l’immonde et de la souillure. Et en ce sens, oui, Balthus fait une peinture qui relève du Sacré.»

Balthus - Man Ray

Le peintre saura en jouer, et confiera des années plus tard, avoir orchestré un « petit scandale », car c’était le seul moyen à l’époque de se faire connaître rapidement. Il s’en ouvrit à sa future épouse Antoinette, le 1er décembre 1933 dans une lettre, accompagnée de vers de Lesbos :

« Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce […] c’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non je veux déclamer au grand jour avec sincérité et émotion tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps.»

Balthus, l’insurgé, fait en effet grand cas de la maturation de l’être, laquelle ne peut pas aller à ses yeux sans l’intervention et du mal et du bien. A ce titre, sa fascination pour Baudelaire et les Fleurs du mal n’est-elle pas innocente, comment le serait-elle ? Dans son œuvre, se joue toujours un théâtre d’ombre et de lumière, où l’enchantement des contes, le merveilleux splendide se mêlent aux histoires terrifiantes, d’une cruauté et d’un sadisme stupéfiants, propres à l’univers de l’enfance.

Une notion de cruauté qui rejoint bien celle de son ami Artaud, auteur de plusieurs manifestes du Théâtre de la cruauté, dans la digne lignée des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le poète la définit ainsi dans une lettre à Jean Paulhan :

« Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela la cruauté.» 

L'autre côté du miroir.

Balthus intime, film de Christine Lenieff et Xavier Lefevre (Ed. Montparnasse)
Balthus, de l’autre côté du miroir, film de Damian Pettigrew (Ed. Arte Vidéo)
Œuvres complètes, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, )
Balthus, Jean Clair (Ed. Flammarion)