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mardi 1 avril 2008

Casas Ros, l'horreur en beauté

Hjort - Eugen Krüger 
"Le destin m'a fait le cadeau de me tuer très tôt pour que je commence à vivre", confie Antoni Casas Ros, dans son "Théorème d'Almodovar", dont il est à la fois l'auteur et le narrateur, marqué à tout jamais, dans sa chair, dans son âme par un accident de la route survenu une nuit de joie et d'ivresse alors qu'il traversait la forêt en 4L vingt ans plus tôt. 

Cet accident lui aura ravi la jeune femme qu'il aimait, aura anéanti les rêves qu'il bâtissait, dérobé son image, arraché son visage, et façonné tout son être en "marge du monde". Et pourtant de cette "première rencontre avec Newton", ce jeune mathématicien à l'avenir contrarié, parvient à composer un théorème poétique et onirique par lequel il établit qu'"il suffit de regarder assez longtemps pour transformer l'horreur en beauté".

L'horreur s'est inscrite sur le visage d'Antoni Casas Ros alors qu'il évitait cet obstacle dressé sur son chemin en cette nuit affreusement irréparable, alors qu'il épargnait ce cerf majestueux au regard doux comme le velours et fixé à jamais en beauté en son esprit. Ce bel animal mythique, symbole de sa mort et de sa résurrection, il l'accueille dans son salon, sans rancune aucune, avec tendresse même, d'autant qu'il lui reconnaît le rôle le plus crucial de son existence, à l'origine dramatique de la plus profonde des rencontres, celle de sa propre substance qui "toute entière", affirme-t-il, "réside dans ce livre".

Et s'il se dit "heureux d'être en vie", Antoni Casas Ros a malgré tout choisi de s'extraire du monde qu'il entend épargner de la peur et du dégoût qu'il s'inspire probablement au premier chef, au point d'avoir banni le reflet même de son visage et de tout miroir en sa demeure. Il est ainsi passé maître dans l'art de se "raser au toucher". Sur cette absence d'image de soi, il a reconstruit son identité, est parvenu à "s'inventer une vie de solitude" qu'il nourrit de minutieuses contemplations, de profondes méditations, de l'exploration des sens, du sens, de ses voyages au coeur de l'Art et a fortiori de la Littérature.

"Catalan d'esprit et de nom", qui se dit convaincu que son portrait de "style cubiste" aurait été "haï" par Picasso, que son célébrissime compatriote l'aurait sans doute vu tel une "négation de son invention", Antoni Casas Ros se veut artiste-peintre en écriture.

Dans l'écriture, l'auteur se délivre de son carcan, applique à la lettre son axiome qui établit que "toute oeuvre d'art réveille en nous ce que l'être a de plus vivant, de plus subversif, de plus libre"; il se saisit de son pinceau puisque la peinture en particulier est dotée de ce "droit magnifique de faire violence à notre imaginaire" et, "palette en main", en une multitude de traits de poésie irisée, rehaussés parfois de touches moins nuancées, maladroites aussi, il "pein[t] ce livre".

A ses yeux, le cinéma aussi, c'est de la peinture. L'Espagnol Pedro "Almodovar est un peintre", les cinéastes sont "des peintres qui ne s'ignorent pas", pose-t-il. Le réalisateur de Tout sur ma mère peint donc le film du livre dans le livre peint par Casas Ros. L'histoire de sa relation intime, de confiance, dénuée de tabous, instaurée avec un autre Freak, Lisa, sous le regard bienveillant du cerf à la présence magique, au pelage parfois rosé. Un trio béni par la mère du narrateur que "l'extraordinaire ne surprend jamais, [que] seule la médiocrité (..) contrarie".

Casas Ros s'étonnait tant que "le besoin de séduire" perdure en lui, que le rêve d'une étreinte luise encore au coeur de ses ténèbres, après tant d'années d'isolement absolu. Grâce à Lisa, cet être en marge, il renoue avec la chaleur de la caresse, la jouissance de la chair, l'assouvissement du désir, la vibration de l'émotion, le sentiment amoureux. Lisa, sa prostituée hermaphrodite, "une femme qui a une bite" quoi... Une bite "belle comme un Brancusi".

L'homme sans visage qui ne s'aventurait dehors que la nuit pour se fondre dans l'obscurité des ruelles de la ville de Gênes, à l'heure où tous les chats sont gris, où sont bravés les interdits, brisés les tabous, où se fondent les formes, se confondent les normes, envisage peu à peu d'apprivoiser son image dans des miroirs tout neufs.

L'idée de recourir à la chirurgie esthétique en quête d'un "visage humain" bien sûr demeure ancrée dans son esprit, sa mère l'y encourage, Lisa aussi. Mais parvenu à l'acceptation de soi et à une harmonie relatives, au prix de tant d'efforts qu'il refuse de voir "réduits à néant", il craint de "redevenir quelqu'un de normal. De ne plus avoir aucune excuse pour vivre en marge du monde".

Aussi son Théorème pose-t-il que "la puissance du monde [est] divisée par [son] incapacité à le rencontrer".

Il juge ses oreilles bien dessinées, belle sa chevelure noire et bouclée. Quant à sa bouche, "il n'y a rien à redire. Jolis contours" même, souligne-t-il non sans une touchante fierté. "Il n'aurait plus manqué qu'un bec-de-lièvre pour [le] pousser par la fenêtre", ajoute-t-il d'un air de rien, ironique et détaché alors qu'il évoque le saut de l'ange, imagine sa face écrasée "sur l'asphalte", sous le regard indifférent des passants. La vie se sera accrochée à ces belles lèvres où la mort tentait de poser une nouvelle fois son baiser glacial.

Rivée à ses yeux aussi, qui furent "épargnés dans leur forme et capacité de voir", qui se fixent essentiellement dans les regards, qui ne voient que les yeux, à l'instar d'Alberto Giacometti qui aimait à rappeler que dans "un visage humain, on regarde surtout les yeux, plutôt que la bouche, que le bout du nez, même quand on regarde un chat d'ailleurs... l'oeil a ça de particulier qu'il est fait d'une autre matière que le reste du visage. Le reste est plus ou moins flou".

Formule newtonienne particulière, clin d'oeil malicieux, le Théorème d'Almodovar est une invitation à la navigation entre les genres, au coeur d'une âme - le mot plaît à cet athée de Casas Ros pour "sa part indéfinissable" - d'une étendue qui n'existe peut-être que sous la forme d'un accident...


Le Théorème d'Almodovar, Antoni Casas Ros (éd.Gallimard)