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jeudi 22 mars 2012

Weil, l'événement de la pierre

 Oeuvre de François Weil dans son atelier

« Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules. » - Isaac Newton

C’est une fête d’oscillations subtiles à laquelle le sculpteur François Weil convie et, pour en jouir, il convient d’oser ce toucher immédiat par l’esprit et la chair, qui lui est si familier. D’emblée, ses œuvres intimident en vérité. D’une présence inaccessible, aux silences éloquents, elles expriment à la fois évidence et mystère, force et vulnérabilité, intelligence et sensibilité.

Elles lui ressemblent. 

Elles exigent d’être saisies dans le mouvement qui les anime, elles requièrent du tact. Edgar Degas estimait que « rien en art ne doit ressembler à un accident, même le mouvement ».  En l’occurrence, François Weil fait œuvre de virtuose. Il raisonne le mouvement dont il fait offrande aux pierres. Entre ses mains, la roche cesse d’être cette matière inerte, simple, invariable, dépourvue de trajectoire. Aussi monumentales soient-elles, certaines y gagnent même une légèreté de plume. 

L’artiste s’ingénie à concevoir des mécanismes inédits qui scellent le destin mobile, contemporain des pièces d’ardoise, de marbre ou encore de granite qu’il aura auparavant sculptées avec subtilité, taillées avec délicatesse, veillant à ne pas dénaturer leur matière brute, précieuse, fragile, originelle. 

De fait, elles prennent vie dans le sens de l’amour tel une force, comprise à la manière de Léonard qui rappelait que « toute chose instinctivement fuit la mort. Toute chose soumise à la contrainte fait peser une contrainte sur d'autres. Sans force rien ne se meut ».

Ressorts, engrenages, roulements à billes, essieux, rouages, filins composent les ingénieux systèmes métalliques de François Weil jouant malicieusement de leurs tensions qui accouplent et séparent ses pierres, ayant à cœur d’assurer toujours un retour au « rassurant de l’équilibre » où plus rien ne bouge, et gardant toutefois bien en tête, à l’instar de Julien Gracq, que « le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger. » 

 Oeuvre de François Weil dans son atelier
 Ainsi, ces sculptures de pierre s’imposent-elles bien en événement tel que défini par A. N. Whitehead, soit tout « ce qui survient dans la dimension de l’espace-temps : un événement n’implique en aucune façon l’idée d’un changement rapide ».  Il ajoutait précisément qu’il faut entendre par là que  même « la durée d’un bloc de marbre est un événement ».

« On peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin », affirmait Goethe pour qui les roches symbolisaient ici tous les obstacles de ce monde. Loin d’entraver celui de François Weil, au contraire, elles, dont il connaît si bien la richesse, lui ouvrent l’horizon de la beauté extrême, celle du monstre dans son sens le plus ancien. La quête de ces chers rochers l’extraie des vaines clameurs de la grande cité, l’attire au cœur farouche des grands déserts, sous les cieux bleu dur de terres rudes, l’entraîne au beau milieu de réalités humaines plus complexes encore. Et les montagnes de pierre qui l'accueillent, elles, lui confient les paroles muettes et les humbles traces des anciens hommes qui peuplaient le fond frais de leurs entrailles dont elles résonnent encore. Il rejoint la source de son art, l'âge de pierre. 

« Je prétends que Bellérophon doit compter François Weil au rang de ses descendants : à cause de Sisyphe, bien entendu, et de cette fatalité au maniement des pierres ; à cause de Pégase et de ce domptage de l’apesanteur ; à cause enfin de la Chimère et de sa complexion contre nature », écrivait Jean-Louis Roux dans un texte remarquable qu’il consacra au sculpteur en 2006.

L’événement de la pierre est total dans l’existence de l’artiste, au point de pouvoir les confondre.

Qu’est-ce qu’une pierre ?  

La pierre est ce mystère que possède la terre qu’elle a composée à la faveur de toutes les substances, de tout l’espace et le temps dont elle recèle. La pierre est une épaisseur de temps. Elle partage le destin de l’homme. Le sculpteur le sait, le poète aussi. 
« Je suis né comme le rocher avec mes blessures sans guérir de ma jeunesse superstitieuse, à bout de fermeté limpide, j’entrai dans l’âge cassant. » 
 Oeuvre de François Weil dans son atelier
Ainsi, chantait René Char  avec mélancolie.  

La fragilité du roc, François Weil la mesure à la perfection depuis le temps qu’il l’éprouve. 

La goutte d'eau ne parvient-elle pas à transpercer le rocher ?

Chaque pierre est unique, dotée de caractéristiques propres. A chacune, sa forme, son âge, son poids, sa mémoire, ses couleurs, ses veines, ses vulnérabilités, ses cicatrices, ses prisonniers, ses parasites, ses amoureux. A chaque pierre son silence, dans lequel le sculpteur fonde sa parole, trace sa voie secrète.

Enfin, il est doux d’aimer croire qu'il rend les pierres heureuses, dussent-elles perdre un peu de cette incomparable innocence que leur attribuait Hegel. 



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