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mardi 20 décembre 2011

Quignard, l'amour sur le bout de la langue

Adam et Eve (1898) Frank Eugene
à B.

Vie secrète de Pascal Quignard n’est pas un roman, il ne s’agit pas d’un essai, ni d’une autobiographie ou d’un autoportrait, ni même d’une autofiction. Ce livre foisonnant, paru en 1998, s’apparente davantage aux mémoires fragmentées d’un érudit, un homme exalté par la mélancolie qui l’a toujours étreint, par l’angoisse d’être au monde et qui n’a jamais cessé de le submerger, par le mystère de l’origine qui en toute chose se révèle et sans arrêt l’interroge.

C’est un retour aux sources qui s’est imposé après qu’il eut failli franchir le seuil de l’au-delà, après qu’il eut fixé « intensément le monde pour la dernière fois » en cette nuit du 26 janvier 1997. C’est la mélodie confidentielle des retrouvailles avec le silence et la solitude vivants, avec des malles de souvenirs, de photographies jaunies, de textes anciens et de légendes des siècles qui lui content l’aventure de sa vie d’avant l’adieu effleuré, bifurquant au gré de ses passions des deux mondes et remontant jusqu’à la naissance du monde, de l’homme et de la femme, en un flux de méditations évoluant entre littérature, mystique, poésie et métaphysique.

« Je cherche à écrire un livre où je songe en lisant, confie le narrateur Quignard. J’ai admiré de façon absolue ce que Montaigne, Rousseau, Stendhal, Bataille ont tenté. Ils mêlaient la pensée, la vie, la fiction, le savoir comme s’il s’agissait d’un seul corps. »

Soit un corps idéal auquel l’auteur rend grâce tout au long de ses pages vertigineuses, d’une profondeur de silence phénoménale et nécessaire, où l’amour, avec un grand A essentiel, se dessine et se déploie en bien des sens, mais toujours à la faveur d’un clair-obscur capital.

A ses yeux, « le plus profond de la méditation extraordinaire qu’a laissée Stendhal au sujet de l’amour concerne la beauté. Il dit dès la première phrase de son prodigieux livre sur l’amour qu’il y a une beauté fascinante de la fascination en acte. Puis il n’en parle plus. Mais c’est cela qui le pousse à écrire : l’amour est beau. »

Quignard est lui-même fasciné par le sentiment amoureux, sur lequel il a fondé tout son œuvre jusqu’à son dernier et bouleversant roman Les Solidarités mystérieuses, où il démontre encore la puissance subversive du lien d’amour, souvent jaloux, parfois fou, suicidaire, criminel, « qui sépare de toutes les choses (le réel) et de tous les êtres (la société). Il n’y a rien de plus beau au monde que deux amoureux ».

A plusieurs reprises dans ce livre complexe, profus et magnifique qu’il faut découvrir avec lenteur, au calme, à cœur ouvert, l’auteur souligne sa singularité au regard de sa fascination pour l’amour, exprimant le besoin de s’en expliquer notamment de cette éloquente façon :
 « Qu’est-ce qu’un  amour si on le compare à une carrière, à un fait d’armes, ou si on l’oppose à une fortune hardiment acquise ? Tellement plus. Qu’un être humain puisse s’ouvrir  au corps d’un autre être humain, qu’il parvienne à le toucher, c’est au-delà du destin de son sexe et plus difficile que sa mort elle-même, qui n’est que personnelle et inéluctable. Ce contact avec l’autre monde que soi représente une expérience plus riche qu’une fortune lentement et résolument amoncelée. »
Quignard plaidera toujours en faveur de l’amour, trésor véritable de l’existence, le seul auquel il vaut de se donner à tout prix puisqu’il ne se prend ni ne s’achète, le seul qui vaut de se battre contre vents et marées, contre la terre entière, de s’ériger en gardien implacable puisqu’il est exclusif, puisqu’il est subversif. 
« L’amour est l’ennemi même de la guerre. » 
L’auteur n’en démordra pas, et s’il ne restait qu’un fasciné, il serait celui-là.
« Je suis surpris que l’amour, que cette relation finalement si rare chez les humains mais qui les hèle tous comme un rêve éveillé (comme des paupières refermées ouvertes), ait si peu été dégagée de la gangue de sa chair prélinguistique, préphilologique, et je suis un homme étonné de se retrouver si seul sur la rive. »
L’amour de Quignard est un amour exigeant, absolu, épris de liberté, asocial, hors du monde, à des années-lumière des anecdotes sexuelles et des unions de pacotille qui jalonnent les vies et galvaudent son nom, sans vergogne.

« L’amour – au contraire du mariage – retrouve la sexualité mais par hasard. Ceux qui se fascinent sont hélés à leur corps défendant, bien plus que par leurs corps eux-mêmes, chacun par une corde qui est intérieure, à la sexualité primitive de la scène primitive. Dans l’amour la sexualité n’est pas tout d’abord visée. Elle n’est pas première comme dans le désir. Et elle n’est ni instrumentée ni fonctionnelle comme dans le mariage […] Je soutiens la thèse que les amoureux peuvent faire l’amour par surprise.»

Et non, l’amour n’est sans doute pas à la portée de tous, puisque la plupart s’en moque. Il ne suffit pas d’y croire, ni même de le vouloir et le traquer. Il survient, s’impose seulement, résolu.  
« On n’aime qu’une fois. Et la seule fois où on aime on l’ignore puisqu’on la découvre. »
L’amour installe son évidence, notion que l'auteur développe, avec une extrême précision, et mène tout droit au septième ciel.

« Evidentia veut dire la vue entière. La vue entière est bien plus que la perception. Elle ne peut être focale. C’est la fascination animale : le puzzle entier auquel le morceau du vu s’emboîte lui-même tout entier dans la forme qui le voit. C’est l’empreinte qui fait retour sur le regard et l’accomplit panoramiquement […] L’évidence est la sensation du passé. L’évidence est l’organe de la situation passée qui revient. Son surgissement fait quitter le fantasme, dissout l’hallucination : c’est quand le réel surgit de la même façon que la situation ancienne. C’est quand toute l’histoire personnelle sombre dans le paradis ancien qui jadis l’absorbait […] C’est l’osmose qui est retrouvée ; c’est l’absence des perceptions qui n’étaient pas encore là alors qui fait retour dans la sensation si singulière de leur contingence ; c’est se refondre à la fusion. C’est la mélancolie même, la mélancolie qui n’a pas renoncé, la mélancolie qui sait qu’elle est le seul sentiment humain qui n’a pas renoncé au bonheur, à l’ancienne volupté, à la jouissance totale. »

L’amour instaure sa connivence, « un mot plus mystérieux que l’amour », selon Quignard, c’est « le pardon d’avance […] l’indulgence anticipée. »

Qu’est-ce que l’amour ? « C’est brûler. Brûler ensemble. » Dans Vie secrète, cette question intime est cruciale, c’est le fil conducteur des chapitres et fragments du narrateur qui pose ses réponses en exhumant de grands mythes et textes oubliés, en explorant des souvenirs, en fouillant la langue au moyen de l’étymologie grecque et latine dont il se sert avec maestria – qui force l’admiration notamment dans Le Sexe et l’Effroi  - afin de mieux déverrouiller le sens des mots qui façonnent les pensées, les émotions, les comportements, et de mieux servir ses arguments, thèses et corollaires.

« Amour vient d’un vieux mot qui cherche la mamelle », écrit-il malicieusement avant d’éclairer son propos plus avant. « Amor est un mot qui dérive de amma, mamma, mamilla. Mamaire et maman sont des formes presque indistinctes. L’amour est un  mot proche d’une bouche qui parle moins qu’elle ne tête encore spontanément en avançant ses lèvres dans la faim. »

Quelque part, une femme s’émeut sans doute au souvenir de l’élan merveilleux, presque enfantin, de l’amant quand la nudité d’un de ses mamelons s’offrit à sa vue pour la première fois, de la quête de ses lèvres fiévreuses par une nuit d’été, de sa faim de volupté qui s’autorisait le ravissement des sens en une flambée d’amour sur le bout de la langue.
« Alors s’ouvre la porte de l’émouvoir absolu, et obscur et muet, qui s’était refermée à l’instant de naître lors de la désocclusion des cinq sens. L’amour est cet essor indicible, cette ektasis, cette adhésion à l’autre bout du monde. »
Lors de sa confrontation directe à la mort qu’il nomma « l’adieu au monde », le narrateur avait à ses côtés sa compagne, M. De M., Quignard ne livre presque rien, pas même son prénom, une initiale seulement. Pas que cette femme ne soit importante à ses yeux, tout au contraire. Il s’agit de fidélité à sa propre substance, à leur vie secrète, à ce livre qui lui est dédié peut-être, à sa conception de l’amour, tout à elle voué sans doute.
 « La pensée, l’amour sont liés au secret, c’est l’à-part-soi et le privé. C’est le non-collectif et le non-privé.»
Vie secrète est un serment d’amour fait à M., une communication sacramentale qui n’appartient qu’à eux.
« L’amour cherche des doigts dans la nuit.  Ce que l’amour cherche avec ses doigts, dans la nuit, c’est ce qui interrompt le langage. C’est une maison en ruines, un jour obscur, une nuit blanche. C’est M. C’est ce dont je parle. C’est la nuit de l’orage fulgurant. Tout ce qui est court-circuit, quand un homme et une femme se touchent, quand les taboués se touchent, suspendant le désir, témoigne de l’existence de quelque chose de distinct que l’on nomme l’amour. »
L’évocation de la présence constante de M. auprès de lui, d’un simple nous dans le flux de sa pensée, suffit amplement à faire entendre qu’ils sont unis à l’abri du secret. 
« Or, l’amour c’est cela : la vie secrète, la vie séparée et sacrée, la vie à l’écart de la société. La vie à l’écart de la famille et de la société parce qu’elle rappelle la vie avant la famille et avant la société, avant le jour avant le langage. Vie vivipare, dans l’ombre, sans voix, ignorant même la naissance. »
Quatre ans plus tôt, en 1993, M. « était devenue silencieuse », non pas muette, simplement silencieuse. Le silence est signifiant et primordial, en compagnon subtil de l’amour et de la musique, de lecture et d’écriture, il est l’éloquence de l’attention et de la communion, loin du silence idiot ou réprobateur par trop bruyant celui-là.

Quignard rappelle que « dans L’Enfer de Dante (V, 131) Paolo et Francesca lisent ensemble Lancelot. L’amour est défini comme une double étreinte : l’étreinte de langage et l’étreinte de silence. C’est l’étreinte du langage mis au silence. Là est le nœud entre l’expérience de l’amour comme il est celui de la lecture. C’est une des surprises de cette méditation sur l’amour que cette correspondance essentielle que j’entraperçois entre l’expérience de l’amour et l’expérience de la lecture. Une même privation de l’oralité. Un même langage privé. »

L’auteur, mélomane, musicien, qui fut un enfant autiste, est par nature même ultra-sensible, il l'est à la noblesse du silence, en particulier. Il entendit dans celui de M. le signal que le couple était parvenu à une étape déterminante de son histoire, où la passion avait atteint désormais ce « point de rassasiement qui est effroyable ». Il annonçait soit la fin de la relation soit une métamorphose-clé en une sphère de connivence, secrète, encore inconnue bien qu’originelle, angoissante et fascinante. 
« Ou bien l’amour surgira de la passion, ou il ne naîtra jamais. Il est vrai qu’il n’est pas aisé de désensorceler ce moment pétrifié. Chacun doit franchir cette passe étrange où tout ce qui était découverte au fond de l’âme découvre qu’il ne découvrira plus. Où tout se met à reconnaître. »
Plus loin, Quignard précise que « reconnaître est un régime aussi bouleversant mais encore plus fasciné que peut l’être la fulguration du coup de foudre et plus despotique qu’elle. Passer de la passion à l’amour est une ordalie. »

C’est l’épreuve d’une nouvelle naissance de l’un dans le regard de l’autre, encore flou, sidéré, errant dans la mélancolie de la perte des heures de l’apprivoisement du cœur vierge et sauvage, dans l’appréhension de la perte des heures du nouvel enchantement invoqué. 
« C’est dans le regard qu’on voit ceux qui s’aiment. »
La fascination, ce transport irrésistible, peut être comprise, dit-il, « comme origine de l’image ». Il sait si bien interroger le passé le plus lointain, le plus inaccessible dont il extrait toujours de précieuses clés. Son Jadis est fondamental.

« Qu’est-ce qui fascina les premiers hommes ? Fulgur. L’éclair qui déchire le ciel assombri ou nocturne. De nos jours  l’orage étourdit encore le corps des hommes quand il survient. La pluie les apaise comme un orgasme assouvit leur corps tendu ou du moins tourmenté et apaise jusqu’au serein de leur âme. L’éclair est l’image dans la nuit dont s’enveloppe tout orage. Comme le flash du plaisir à l’arrière des yeux lors de l’émission voluptueuse, alors le râle sonore qui l’accompagne est involontaire : c’est le tonnerre. »

Dans son propre passé, Quignard retrouve une clé personnelle. M., elle, appartient au passé continu, le présent du livre, la présence. Mais il évoque de façon détaillée et précise, avec l’élégance et la pudeur qui le caractérisent, son premier amour qui dura exactement trois mois et six jours, soit quatre-vingt-seize jours. Il ne faut pas s’en étonner, il ne contredit en rien l’idée d’un seul amour. Némie, était son professeur de musique, une femme mariée dont il ne savait rien mais le peu qu’il en saisit, il le livre, et se délivre ainsi du secret qui les avait unit dans l’adultère et qu’elle exigeait. Une offrande à M. peut-être.

Ainsi comme l’amour maternel,  Némie est un amour fondateur qui appartient à Jadis
« Notre amour à ses yeux – et je ne partage plus cette façon de figurer l’amour - se confondait à notre point de silence. » 
Elle fait office de prétexte offert au courant de ses méditations, puisqu'elle préfigurait l’amour, le grand, le seul, l’unique éprouvé pour M.

Némie fut l’initiatrice des prémices. Elle lui apprit la musique et le silence, elle l’initia à la volupté et au secret. 
« Partager le grand secret de la nudité exige aussitôt de le garder : celle ou celui qui aime reçoit le dépôt de la nudité de celle ou celui qui aime. Aussi celle qui nous aime est-elle celle qui garde le secret de notre véritable limite, de nos faiblesses, de nos manies, de notre misère,  de notre incomplétude et nous lui assurons en retour le même secret puisqu’elle nous confie à son tour sa nudité en dépôt. »

L’intimité de la nudité relève de la connivence que lui laissait entrevoir Némie, de même qu’elle lui enseigna l’abandon et le prépara à la perte inéluctable. 
« L’amour est un don sans pitié parce que rien ne console de sa perte. L’amour est lié au perdu : c’est pourquoi toute perte le vérifie. C’est la plus intense des douleurs. On peut procurer une définition négative de l’amour : l’amour est ce qui laisse inconsolable. Il n’est jamais fini (C’est ce que veut dire inconsolable. Infini. L’amour, au contraire de la sexualité et du mariage, est infini). »

Qu’est-ce que l’amour ? Il ne regarde que nous.

Vie secrète, Pascal Quignard (Ed. Gallimard/Folio)

     Le Cantique des Cantiques - Alain Bashung & Chloé Mons