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lundi 8 mars 2010

Agamben, nudité perdue

Femme nue étendue - Edgar Degas


« Les yeux dans les yeux, dans la fraîcheur,
Commençons aussi cela par exemple :
Respirons
Ensemble le voile
Qui nous cache l’un à l’autre,
Quand le soir se dispose à mesurer
Tout ce qui sépare encore chacune
De ses propres figures
De chacune de celles
Qu’il nous a à tous deux prêtées.»
Lointains, in De seuil en seuil, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Paul Celan traduit par Jean-Pierre Lefebvre (Ed. Nrf, Poésie/Gallimard)

Nudité. Le mot aussitôt lâché, lu ou prononcé et s’exhibe déjà, au secret de nos esprits, le corps dénudé, celui de l’être aimé, ou peut-être d’un nouveau-né, d’une poupée de chair publicitaire, d’un déporté, décharné, à Auschwitz, d’une Vénus sur talons hauts cambrée par Newton, d’une créature aux couleurs de Schiele, du Percée glorieux de Cellini.

La nudité du corps, telle que nous la connaissons, l’aimons, la désirons, la haïssons, soumise à tous les fantasmes et outrages, toutes les splendeurs et profanations, s’est révélée complexe et grave dès les premiers instants du monde. Dans notre culture, son appréhension demeure éminemment théologique, prisme fondateur par lequel l’observer.

Ainsi le théologien allemand, Erik Peterson, dans son ouvrage  Pour la théologie du vêtement, pose que  « le corps, avant la chute, existait d’une toute autre façon pour l’homme, parce que l’homme existait d’une tout autre façon pour Dieu. Le dérangement de la nature par la chute mène à la découverte du corps, à la conscience de sa nudité ».

A ses yeux, la relation qui s’établit entre l’homme, le vêtement et son dépouillement, n’est «pas principalement un problème moral » mais bien un champ de métaphysique et de théologie.
 « On ne voit pas la question dans toute son acuité tant qu’on ne s’en prend qu’au costume contraire aux bonnes mœurs ; mais dès l’instant qu’on cherche plus loin et qu’on pose la question de nudité en général, des questions métaphysiques et religieuses surgissent. »
A partir de la pensée de Peterson en particulier, le philosophe italien Giorgio Agamben s’est attaché à soulever et explorer à son tour ces questions, en un court et passionnant essai intitulé Nudités dont ce pluriel d’importance interpelle déjà. A la suite du théologien qui établissait que la nudité, singulière, originelle était en soi « vêtement de lumière », grâce divine, qui parait les corps d’Adam et Eve avant la chute, le penseur s’accorde à la « théologie du vêtement » avant d’en étendre la portée.
« […] Nos aïeux, au Paradis, n’ont connu la nudité qu’à deux reprises : une première fois, dans l’intervalle, certainement très bref, qui sépare la perception de leur nudité et la fabrication de la culotte de feuilles de figuier, et une deuxième fois, quand ils ont enlevé cette dernière pour endosser les tuniques de peau. Et dans ces deux instants fugitifs, la nudité s’est donnée pour ainsi dire d’une manière seulement négative, comme privation du vêtement de grâce et comme présage de l’habit resplendissant de gloire que les béats recevront au paradis. Une nudité pleine  ne se trouve peut-être qu’en Enfer, quand le corps des damnés est offert aux tourments éternels de la justice divine. Il n’existe donc pas en ce sens dans le christianisme une théologie de la nudité, mais une théologie du vêtement. »
Peterson et Agamben abondent bien dans le sens de Jean Chrysostome, Père de l’Eglise, pour qui Adam et Eve, avant que d’être  tentés, « jouissaient d'une telle confiance qu'[il] en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement ».

Le théologien canadien André Guindon, dans son essai L’habillé et le nu, désapprouve émettant cette appréciation dissonante, jugeant que  « E. Peterson, à [son] avis, s’est laissé séduire par l’image du vêtement à un point tel qu’il n’a pas compris qu’après le baptême, comme avant la chute, la nudité elle-même est costume de gloire, le vêtement, costume du péché. La seule nudité honteuse est celle que recouvrent les tuniques de peau ».

« Les tuniques de peau, souligne-t-il, des peaux de brebis mortes, symbolisent la mortalité et la corruptibilité de la chair dont Adam, Eve et leur descendance furent affligés à la suite du péché. »

Dans la perception de Guindon, « le grand symbole patristique du péché et de la misère humaine n’est pas la nudité, comme l’ont soutenu E. Peterson et les nombreux auteurs qui l’on cité, mais bien les tuniques de peau, ces vêtements de honte, vêtements étrangers, violence faite à la nature humaine. Le péché abaissa à ce point la créature créée à l’image de Dieu qu’elle eût besoin de vêtements, marque de dissemblance d’avec Dieu, après la faute. Vêtements de péché, de mort et de corruptibilité, comme ceux que le Christ ressuscité abandonné dans le tombeau. »

Guindon oppose donc que la nudité originelle n’était en soi que pure grâce et non vêtement recouvrant le corps rejetant par là l’idée même de « corporéité nue » chère à Peterson, mais qu’Agamben épouse d’autant mieux que le texte biblique ne renseigne, à cet égard, qu' une seule chose, celle qu’avant le péché, « l’homme et sa femme étaient nus et n’éprouvaient pas de honte. »

Courbet and me, Musée d'Orsay - Helmut Newton - 1996
A décortiquer l’articulation de la « connexion essentielle » entre chute, nudité et dépouillement, qu’a tentée Peterson, Agamben s’engouffre par la logique dans une brèche où désormais cette « corporéité nue » s’appréhende dans la perspective de son antériorité en vertu du péché lui-même.
« Si donc, dès avant le péché, il fallait couvrir le corps humain du voile de la grâce, cela signifie qu’une autre nudité préexistait à la béate et innocente nudité paradisiaque : cette « corporéité nue » que le péché, en ôtant le vêtement de grâce, a fait apparaître impitoyablement. »
Ainsi admise, par le penseur italien, dans son antériorité au péché,  la « corporéité nue », repoussée par Guindon, pose en évidence que « le problème de la nudité est bien, alors, celui de la nature humaine dans sa relation avec la grâce. »

Et d’Agamben de poursuivre sa réflexion sollicitant le renfort de la pensée d’Augustin selon laquelle la grâce « a été donnée quand il n’y avait pas encore ceux à qui elle devait être donnée » et de pouvoir admettre, à la suite de Peterson, que « la nature humaine toujours déjà constituée comme nue : est toujours déjà corporéité nue ».

« Comme dans le mythologème politique de l’homo sacer, , qui pose comme un présupposé impur et sacré, et pour cette raison susceptible d’être mis à mort, une vie nue qui n’est en réalité que son propre produit, de la même manière, affirme Agamben, fidèle à des cheminements antérieurs, la corporéité nue de la nature humaine est seulement le présupposé opaque de ce supplément qu’est le vêtement de grâce et qui, caché par ce dernier, refait surface, quand la césure du péché sépare à nouveau la nature et la grâce, la nudité et le vêtement. […]  La nudité, « corporéité nue », est le résidu gnostique irréductible qui insinue dans la création une imperfection constitutive et qu’il s’agit, en tout état de cause, de couvrir.»

Autrement dit, le péché ne figure pas l’introduction du mal dans le monde, mais bien plutôt sa révélation, ce qu’induisait l’idée même de tentation à laquelle se rapporte alors la naissance du sentiment de « honte », celle d’y avoir céder en dépit de l’avertissement de Dieu. Ce dernier leur fabriquera des tuniques de peau qui ne l’effaceront pas mais auront pour vertu de l’atténuer, et même parfois de l’oublier, quand pourtant il ne reste plus qu'elle.

Aux yeux d’Agamben, - qui avait introduit son essai par l’évocation d’une performance de l’artiste Vanessa Beecroft mettant en scène une centaine de femmes nues, statiques et impassibles, pareilles à des statues de marbre, « anges implacables et sévères » en dépit de la foule de visiteurs qui les observaient et incarnaient « les ressuscités en attente du jugement », en attente de ce qui aurait pu arriver et qui n’arriva pas -,  « la nudité n’est pas un état mais un événement. », elle n’est « jamais forme ou possession stable. En tout cas, difficile à saisir et impossible à retenir ».

« La simple nudité », perle du Paradis, comme lui, fatalement, demeure perdue. Reste le corps humain, abandonné dans « sa simplicité inapparente ».

Nudités, Giorgio Agamben, traduit par Martin Rueff (Ed. Payot & Rivages, Bibliothèque Rivages)
L'habillé et le nu, André Guindon (Ed. Cerf)