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dimanche 1 juin 2008

Supervielle, de gravitations en débarcadères

Jules Supervielle et son épouse Pilar Saavedra à Punta del Este, en Uruguay, en 1907 - Photographe non identifié

Nous cueillons et recueillons du céleste romarin,
De la fougère affranchie qui se passe de racines,
Et comme il nous est poussé dans l'air pur des ailes longues
Nous mêlons notre plumage à la courbure des mondes.
Apparition, in Gravitations, Jules Supervielle 


Jules Supervielle, poète à l'âme de proue, est né à Montevideo, en Uruguay, où ses parents - lui béarnais, elle basque - s’étaient expatriés. A huit mois, il traverse l'Atlantique une première fois et le traverse en sens inverse deux ans plus tard, alors qu’il a perdu père et mère, brutalement orphelin, va rejoindre la famille paternelle dans le pays de la pampa et des gauchos. Il fera à nouveau cette traversée à l'âge de dix ans et ne cessera plus de partager son existence de part et d’autre de l’océan, entre la France et l'Amérique du Sud, lié d'amour aux deux planètes.

«Né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort», il oscille dans l’entre deux, de gravitations en débarcadères, il évolue entre le monde des vivants et celui des morts, passe et repasse de la lumière à la nuit, sans cesse errant de rêves en poèmes, au gré de son Oublieuse mémoire, la poésie fût pour lui un perpétuel périple intérieur.

« J'aurai rêvé ma vie à l'instar des rivières

Vivant en même temps la source et l'océan
Sans pouvoir me fixer même un mince moment
Entre le mont, la plaine et les plages dernières.

Suis-je ici, suis-je là ? Mes rives coutumières

Changent de part et d'autre et me laissent errant;
Suis-je l'eau qui s'en va, le nageur descendant
Plein de trouble pour tout ce qu'il laissa derrière?

Ou serais-je plutôt sans même le savoir

Celui qui dans la nuit n'a plus que la ressource
De chercher l'océan du côté de la source
Puisqu' est derrière lui le meilleur de l'espoir ?»


Supervielle est cet homme confronté au drame de la perte, du deuil et de l’errance. Et quand il s’agit pour lui de tenter de vivre, son désir de dialogue avec la mort prend le pas, dans et en dépit du temps. Il entend voyager contre l’oubli, mettre les voiles vers l’origine, lieu de fécondité et tel un mangeur d’opium, il est aussi « l’homme revenu des batailles de la vie ; […] c’est le voyageur qui se retourne le soir vers les campagnes franchies le matin, et qui se souvient, avec attendrissement et tristesse, des mille fantaisies dont était possédé son cerveau pendant qu’il traversait ces contrées. »

Dans son Retour à l’estancia, en Uruguay, il interpelle la grande faucheuse, surpris qu’elle lui ait permis de revenir boire à la source.
 « Ô mort ! Me voici revenu. J'avais pourtant compris que tu ne me laisserais pas revoir ces terres, une voix me l'avait dit qui ressemblait à la tienne et tu ne ressembles qu'à toi-même. »
Hanté par la mort, personnage familier, universel, en même temps qu’inconnu, qui s’est introduite dans son existence aux premières heures de son enfance, il trouve dans la poésie le langage qui la tient en respect, le verbe et l'écriture lui permettent de l’apprivoiser et l’exorciser, de faire « un grand bûcher des angoisses 
de la terre /Pour le vouer à la mort qui s'éloignera de nous,/Et remonterons sans remords les plus secrètes rivières/Où se reflètent les coeurs qui ne tremblent plus que d'amour.» 
 «Nous passons les uns près des autres, cachant mal nos étoiles, nos vertiges»
Le poète dont « la science gît en [lui] derrière [ses] paupières » et qui « n’en sai[t] pas plus que [son] sang ténébreux » parvient ainsi à instaurer une complicité avec la mort dans un recours en grâce, dans l’attente que la nuit « trouve en nous sa confidente,/grâce à mille reflets et secrets mouvements/ et qu’elle nous attire à ses mains de fourrure,/ nous les enfants perdus, maltraités par le jour et la grande lumière. »

Supervielle, dont le «cœur découvre en soi tropiques et banquises, voyageant d’île en cap et de port en surprise» pour démêler «un intime écheveau d’horizons», évolue ainsi en gravitation entre la nuit et la lumière, flotte clandestinement sur ses rivières souterraines, ses morceaux d’infini, aux eaux lumineusement sombres entre les rives poétiques du rêve et symboliques de l’existence, vogue entre les débarcadères du passé et de l’avenir, nage vers «un horizon monocorde qui coïncide sans bavures avec les horizons précédents », éloignés des écueils du présent.

En pays étranger, Supervielle, ce forçat innocent, interroge alors notre corps frissonnant: 
« Cet homme est-il vivant comme il semble le croire,/Avec sa voix, avec cette fumée aux lèvres ?/Chaises, tables, bois dur, vous que je peux toucher/Dans ce pays neigeux dont je ne sais la langue,/Poêle, et cette chaleur qui chuchote à mes mains,/Quel est cet homme devant vous qui me ressemble/Jusque dans mon passé, sachant ce que je pense,/Touchant si je vous touche et comblant mon silence,/Et qui soudain se lève, ouvre la porte, passe/En laissant tout ce vide où je n'ai plus de place ?»