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jeudi 6 mars 2014

Duras: La parole à double tranchant

Photomaton de Marguerite Duras - Collection Jean Mascolo
Les éditions Gallimard publièrent en 1955 Le Square de Marguerite Duras, un roman entièrement dialogué, et presque aussitôt porté à la scène (il est en ce moment superbement interprété au Théâtre de l’Atelier à Paris, dans une mise en scène de Didier Bezace, jusqu’au 9 mars 2014) mais bêtement accueilli par quelques critiques de l’époque.

« C’est l’âme des simples vue par la NRF » avait asséné un critique du Figaro. De fait, le dialogue se noue entre une jeune bonne à tout faire et un homme mûr, voyageur de commerce. Elle, s’accroche à son espoir. Lui, n’en a plus depuis longtemps.

L’échange, qui se déroule tout entier dans un square, est certes d’un abord simple et naïf. Il est assurément existentiel, parfois absurde et peut aisément s’apparenter au théâtre de Samuel Beckett, comme déjà Raymond Queneau l’avait noté à sa lecture : 

« Il y a chez Marguerite Duras un souci de renouvellement de son art qui est peu commun chez les femmes écrivains. Peut-être a-t-elle été influencée par Compton-Burnett ; on pense aussi à certaines tendances du théâtre contemporain (Beckett, Ionesco et même Tardieu) mais ce sont moins des influences proprement dites que des prétextes à la recherche de sa propre originalité. »

La version radiophonique du texte avait d'ailleurs été saluée par Beckett, en personne. Dans un entretien avec Claude Sarraute publié dans Le Monde en 1956, Duras s’était cependant défendue d’avoir voulu écrire une pièce de théâtre. Elle soulignait n’avoir eu aucune visée inscrite dans un genre. Et s’il fallait une étiquette, c’était en somme celle du roman qui s’était imposée à elle d’emblée et qu’elle avait par instinct conservée. 
« Ai-je voulu faire une pièce de théâtre en écrivant Le Square ? Non. Je n'ai voulu ni faire une pièce de théâtre ni, à vrai dire, un roman. Si « roman » figure sous le titre du livre, c'est par étourderie de ma part, j'ai oublié de le signaler à l'éditeur. Et puis des critiques ont dit qu'il s'agissait-là de théâtre, qu'il ne fallait pas s'y tromper. »
C’était un pur et simple dialogue qui s’était noué dans son esprit, avant de restituer sa forme originale sur le papier. Comment s’en étonner à vrai dire ? La pensée de Duras ne se tait pas, ignore le silence, même les silences causent. Parole singulière, en flux continu, toute son œuvre dit soi à l’autre, l’autre à soi, soi à soi, l’autre à l’autre. C'est une œuvre-voix où le langage a lieu.

D’aucuns ont reproché que « la bonne du Square ne parle pas naturellement », s’était souvenue à l'époque Duras avant de vivement arguer : « bien entendu qu’elle ne parle pas naturellement puisque je la fais parler comme elle parlerait si elle pouvait le faire. Le réalisme ne m’intéresse en rien. Il a été cerné de tous les côtés. C’est terminé. »

Le Square est, en l'occurrence, un jaillissement de voix, lourdes de détresse que Duras aura données à écouter avec attention. Au moment de son adaptation au théâtre en 1956, l'écrivain expliquera que  « la jeune fille n'a pas du tout commencé à vivre. d'ailleurs elle le crie, elle le proclame tout au long du livre : elle n'est rien, elle n'existe pas. Cette jeune fille, qui n'est personne, ne fait qu'exprimer un sentiment général d'une attente insupportable qui ne laisse aucune marge au moindre plaisir de vivre, à la moindre liberté ».

La rencontre entre la petite servante et le voyageur de commerce est de celles qui paraissent fortuites et qui, bien entendu, ne le sont pas dès lors qu'elles font basculer les existences, qu'elles détournent les chemins, qu'elles espèrent le destin. Ces deux individus là ne s’expriment pas comme d’autres, tant d’autres ne s’expriment ni ainsi ni jamais. Aussi leur discours est inouï, savoureux, pathétique, doux-amer.


Leur face-à-face est infiniment sensible, d’une bienveillance réciproque, immédiate, instinctive. La courtoisie qu'ils se manifestent pour se questionner l'un l'autre comme des intimes et se répondre avec étonnante franchise est amplement exagérée. Cet excès de politesse construit surtout le pont les autorisant à passer outre les règles de bienséance afin d'aborder l'essentiel au plus vite, sans perte de temps. Tous deux sont en état d'urgence, urgence que le flux incessant de paroles trahit. Il y a urgence à dire le désespoir, à combler le silence et le vide, à rompre avec la solitude, urgence à appeler le secours de l'autre.

Et bien que la jeune fille évoque à plusieurs reprises leur échange comme un banal bavardage, il n'en est rien. Il ne s'agit pas d'une logorrhée inepte, vide de sens. Au contraire, ce que ces deux inconnus livrent l’un à l’autre est l’essence même de leur existence, justement bien vidée de sens, elle. Ce dont ils souffrent et qui les réunit.

Les mots eux, comme des gestes ôtent les vêtements, les dévoilent. Les paroles les mettent à nu et les abandonnent comme des nourrissons, dans toute la vulnérabilité de leur condition, sur les marches d’une église ou sur le banc d’un square. 

« Nous sommes les derniers des derniers », dit la jeune fille, désolée. « Il en faut », réplique-t-il, résigné, avant de confirmer, « nous sommes abandonnés ».

Maurice Blanchot avait consacré au Square l’une de ses célèbres Recherches qu’il avait publiée, sous le titre La douleur du dialogue, dans la Nouvelle NRF en mars 1956, et dans laquelle il relevait qu’« il faut être le dos au mur pour commencer de parler avec quelqu’un ».

Ces deux solitudes extrêmes, chacune acculée à chercher la parole de l’autre, se sont vite reconnues dans la détresse émanant d’abord du langage des corps. La jeune femme et l’homme se sont abordés d’emblée avec une curiosité exacerbée,- pareille à celle qu'éprouvent les êtres vivant aux antipodes -, et s'attachèrent bientôt à ramener l’autre sur sa propre rive avec une infinie délicatesse, enrobée d'une politesse extraordinairement outrée.  

 A l’écoute du moindre mot, du moindre souffle, attentif au moindre geste de l'autre, ils se sont mis à croiser leurs points de vue avec respect, mais non sans quelque maladresse, puis chacun affirmant un désir ardent de comprendre et d’aider l’autre, tout en restant fermement campé sur ses propres positions. 

« Il faut que je reste là à y penser tout le temps, de toutes mes forces, sans cela je sais que je n’y arriverais pas. » lui explique-t-elle. Il s’agit de s’en sortir. Ce n’est pas rien, ils ne discutent pas de n’importe quoi ces inconnus au détour du petit square. Entre eux, ce fut aussitôt une question de vie et de mort. Ne s'est-elle pas inquiétée de savoir tout de suite s'il mangeait bien tous les jours ? 


L’un comme l’autre avait fait montre bien vite d’une confiance époustouflante d’où était née l’envie de poursuivre au plus intime la parole qui ressemblait à la survie-même. La voix de l’autre pour planche de salut ? Comment savoir ? Peut-être l'enfer au contraire, c'est un risque à prendre quand il n'y a plus rien que la perte en jeu. 

La demoiselle, sous ses airs naïfs, fait valoir qu’elle n’est pas dupe et qu’en sa qualité de femme, elle demeure plus misérable que le plus misérable des hommes qui lui fait face dans ce square. « Vous ne pouvez pas le savoir, Monsieur, car si peu que vous soyez, vous êtes quand même à votre façon, donc vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de n’être rien », lui déclare-t-elle, avec un aplomb peu commun pour une jeune fille de son âge.

Elle n’a pas le loisir ni le pouvoir de s’évader ou fuir sa condition, il lui faut briser nettes ses chaînes et les troquer contre un anneau qui, a priori, promet d’être plus léger. Le mariage constitue pour elle la seule issue possible au changement d’état, autrement dit afin de s’extraire de sa condition, de passer de son état de « bonne à tout faire » à celui de femme au foyer. Seul idéal qui lui est autorisé.
«  Mon état n’est pas un état qui puisse durer. Il est dans sa nature de se terminer tôt ou tard. J’attends de me marier. Et dès que je le serai, c’en sera fini pour moi de cet état. »
La perspective reste courte et étroite. Pourtant, elle s’accroche de toutes ses forces, à cet espoir, le seul qui rythme son existence, guide sa pensée et ses pas jusqu’au bal du samedi soir, sa danse sur la piste. Et là, chaque semaine, entre les bras d'un cavalier elle espère cette voix qui formulera la demande en mariage, ce sésame annonçant enfin sa libération. Elle s'en est convaincue. Cela devra se passer ainsi. 

De fil en aiguille, de parole vraie en parole vraie, l’échange vire aux confessions subtiles, d’ordre de plus en plus tragique aussi. Ils s’excusent, sans cesse, chacun à tour de rôle, de ne pas mentir ni dans leurs questions, ni dans les réponses, d’asséner des vérités qui en général se taisent. Elles sont de celles qui dérangent, font rougir, et même frémir.
« […] si une fois, nourri l’on commençait à penser à son prochain repas, ce serait à devenir fou.   
   -  Oui, Monsieur, sans doute, mais voyez-vous, d’aller de ville en ville, comme ça, sans autre compagnie que cette valise, moi, c’est ça qui me rendrait folle.
     -  On n’est pas toujours seul, je vous ferai remarquer, seul à devenir fou, non. On est sur des bateaux, dans des trains, on voit, on écoute. Et, ma foi, si l’occasion de devenir fou se présente, on peut se faire à l'éviter. 
    -  Mais, arriver à me faire une raison de tout à quoi cela me servirait-il, puisque ce que je veux, c’est en sortir et que vous, Monsieur, cela ne vous sert qu’à toujours trouver de nouvelles raisons pour ne pas en sortir ? »
A ce petit jeu de la vérité spontanée, incapables de se mentir soi-même, ils s’attachent vite l’un à l’autre. Lui tente d’amener la jeune fille à comprendre que son espoir est vain et qu’elle ferait mieux de claquer la porte de ses patrons et de prendre le risque du voyage. Elle, au contraire, veut lui faire entendre que le voyage ne vaut qu’à s’étourdir et oublier qu’il a perdu tout espoir de poser ses valises pour de bon. 

Elle l’écoute attentivement évoquer l’angoisse qui le saisit parfois, le drame de la solitude qui l'étouffe si souvent mais aussi « l’autre peur, Mademoiselle, celle de mourir sans que personne s’en aperçoive, je trouve qu’elle peut devenir à la longue une raison de se réjouir de son sort. Lorsque l'on sait que sa mort ne fera souffrir personne, pas même un petit chien, je trouve qu’elle allège de beaucoup de son poids ».

A ces mots, la jeune femme bondit d'horreur. La perspective de n’être un jour regrettée de personne lui est affreusement insupportable. L'échec absolu d'une vie, à ses yeux.
 « Et j’ai déjà vingt ans d’il y a quinze jours. Mais on me pleurera un jour. J’ai de l’espoir. Ce n’est pas possible autrement. »
Le voyageur de commerce lui confia aussi avoir songé à disparaître, le désir d'en finir une bonne fois pour toutes, évoquant pudiquement le suicide. La petite bonne, elle, lui avoue avoir connu des envies de meurtre. Chacun résiste encore à ses pulsions auto-destructrices avouées à mots couverts mais sans plus rien dissimuler du vide qui les torture et les exile. 

Elle veut pourtant encore croire qu'elle peut être comblée. Pour elle, cette lumière de miel dans la ville étrangère qui avait une fois bouleversé de bonheur le voyageur, c’était indéniablement l'expression de l'espoir qui l'avait submergé alors puis sauvé un temps sans doute.
« [...]Une force considérable m'est montée à la tête, dont je ne savais que faire.
- Une force qui fait souffrir ?
- Peut-être oui, qui fait souffrir aussi parce rien ne paraît en mesure de l'assouvir.
- Cela est l'espoir, je crois bien, Monsieur.  
- Oui, cela est l'espoir, je le sais. Cela est quand même l'espoir. Et de quoi ? de rien. L'espoir de l'espoir.
- Monsieur, s'il n'y avait que des gens comme vous, nous n'y arriverions jamais. »

Le Square, in Duras - Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943 -1993 (Ed. Gallimard, Quarto)

lundi 21 septembre 2009

Duras, le fossé noir de La Douleur


Le charnier de Bergen-Belsen découvert en 1945
La Douleur de Marguerite Duras n’était pas destinée à la publication. Loin de toute fiction, il s’agissait d'une pièce intime, un journal personnel par lequel elle hurlait, à la face monstrueuse de l'Holocauste, l’impuissant cri muet de la femme en souffrance qu’elle était au printemps 1945, comme l’étaient la concierge de l’école, Mme Bordes, et des millions d’épouses, mères, sœurs et filles, unies dans la tragique attente, au moment de la libération, d’un signe de vie des maris, pères, frères et fils engloutis par les ténèbres nazies.

Sa Douleur, Duras, l’avait confiée au cœur de deux cahiers d’écolier, trois mois durant, dans l’attente interminable, obsédante de nouvelles de Robert L. quelles qu’elles puissent être, pourvu qu'elle en obtienne, à l’heure des camps de concentration enfin libérés. Savoir. Elle vivait uniquement dans cette cruelle et folle attente, oscillant à chaque respiration entre l’espoir - de son retour ou celui de sa mort, symbole tour à tour d’horreur et de délivrance - et le désespoir de, peut-être, ne jamais rien connaître de ce qu’il advint de l’être aimé, à l’imaginer soumis à la torture de la faim, du froid, de la cruauté nazie, à sentir jusqu’à l’odeur putride du charnier où des milliers de corps squelettiques gisaient abandonnés, hantée par le sien dans cette mort sans sépulture où perdurait son martyre au creux du fossé noir.
« Dans un fossé, la tête tournée contre la terre, les jambes repliées, les bras étendus, il se meurt. Il est mort. A travers les squelettes de Buchenwald, le sien. Il fait chaud dans toute l’Europe. Sur la route à côté de lui, passent les armées alliées qui avancent. Il est mort depuis trois semaines. C’est ça qui est arrivé. Je tiens une certitude. Je marche plus vite. Sa bouche est entrouverte. C’est le soir. Il a pensé à moi avant de mourir. La douleur est telle, elle étouffe, elle n’a plus d’air. La douleur a besoin de place […] De l’autre côté aussi c’est le soir. Dans le fossé l’ombre gagne, sa bouche est maintenant dans le noir […] rien ne m’appartient plus, que ce cadavre dans un fossé. »
« Sa mort est en moi. Elle bat à mes tempes. » Les doigts fins et transparents de Dominique Blanc se posent en tremblant de chaque côté de son crâne, assise à cette table de bois, sur la scène dépouillée du Théâtre de l’Atelier, où l’extraordinaire comédienne n’incarne pas seulement Marguerite Duras dans ce rôle taillé sur mesure par Patrice Chéreau, elle est La Douleur universelle.

De discrètes larmes coulent de ses yeux cernés, hagards, sans cesse plongés au fond du fossé noir, tout au long de ce terrible monologue, sur des joues creusées, couleur de cendres, sa parole ne s’exprime pas seulement par ses lèvres pâles, non. Le tourment funeste, obscur, épouvantable, émane de tout son être, jaillit de chaque parcelle de sa peau,  accompagne chacun de ses gestes. Le spectateur, de plus en plus meurtri, - en prise directe avec cette âme brisée dans une chair fragile, guettée par la folie et la mort -, sent ses propres larmes déborder du cœur même, dans le violent chaos intérieur que doit produire à jamais l’écho de l’effroyable vérité de la Shoah.
« De Gaulle n’attend plus rien, que la paix, il n’y a que nous qui attendions encore, d’une attente de tous les temps, de celle des femmes de tous les temps, de tous les lieux du monde : celle des hommes au retour de la guerre. Nous sommes de ce côté du monde où les morts s’entassent dans un inextricable charnier. C’est en Europe que ça se passe. C’est là qu’on brûle les juifs, des millions. C’est là qu’on les pleure. L’Amérique étonnée regarde fumer les crématoires géants de l’Europe. (…) Nous appartenons à l’Europe, c’est là que ça se passe, en Europe, que nous sommes enfermés ensemble face au reste du monde. Autour de nous les mêmes océans, les mêmes invasions, les mêmes guerres. Nous sommes de la race de ceux qui sont brûlés dans les crématoires et des gazés de Maïdanek, nous sommes aussi de la race des nazis. Fonction égalitaire des crématoires de Buchenwald, de la faim, des fosses communes de Bergen-Belsen, dans ces fosses nous avons notre part, ces squelettes si extraordinairement identiques, ce sont d’une famille européenne. Ce n’est pas dans une île de la Sonde, ni dans une contrée du Pacifique que ces événements ont eu lieu, c’est sur notre terre, celle de l’Europe. Les quatre cent mille squelettes des communistes allemands qui sont morts à Dora de 1935 à 1938 sont aussi dans la grande fosse commune européenne, avec des millions de juifs et la pensée de Dieu, avec à chaque juif, la pensée de Dieu, chaque juif. »
Marguerite attend, plus que jamais résistante dans la violence de la révolte face à l’inacceptable réalité, puis vacille à bout de forces, à bout d’espoir, à contempler la libération de l’attente par une mort, la sienne propre, qu’elle espère, qu’elle appelle pour mettre l'attente à mort, avant de mieux lui tenir tête, se relèvant à nouveau, et recommence à trembler, à redouter le retour de Robert L. de crainte de ne pas le reconnaître, de peur qu’il n’en meure s'il n'est déjà mort, dans le fossé noir, au bord duquel elle passe de cruelles heures à veiller sa dépouille.
« L'horreur monte lentement dans une inondation, je me noie. Je n'attends plus tellement j'ai peur. C'est fini, c'est fini ? Où es-tu ? Comment savoir ? Je ne sais pas où il se trouve. Je ne sais plus non plus où je suis. Je ne sais pas où nous nous trouvons. quel est le nom de cet endroit-ci ?»  
Les ténèbres, Marguerite, l'autre nom du fossé noir.

La littérature ? Les livres ? Aucun secours ne saurait désormais se puiser là. Désarmée, elle n'a plus que sa douleur sur les os et la charrie dans l'effondrement.
« Il n’y a plus la place en moi pour la première ligne des livres qui sont écrits. Tous les livres sont en retard sur Mme Bordes et moi. Nous sommes à la pointe d’un combat sans nom, sans armes, sans sang versé, sans gloire, à la pointe de l’attente. Derrière nous s’étale la civilisation en cendres, et toute la pensée, celle depuis des siècles amassée (...)ce n'est que souffrances partout, saignements et cris, c'est pourquoi la pensée est empêchée de se faire, elle ne participe pas au chaos mais elle est constamment supplantée par ce chaos, sans moyens face à lui. »
Ses cahiers, Duras les a retrouvés au fond d’une armoire bleue, bien des années après le retour de Robert L., où elle les avait secrètement confinés, sans doute pour épargner à son homme une nouvelle épreuve, celle de croiser sa propre douleur.

Robert L., oui, a été retrouvé et reconduit auprès de Marguerite. Il a parlé de charité sur le chemin du retour avant de déclarer dans une observation obscure, laissée en suspens : «quand on me parlera de charité chrétienne, je dirai Dachau.» 

Aux yeux de la jeune femme à fleur de peau,le face-à-face est effrayant sur l'instant, Robert L. est méconnaissable. Elle ne supporte pas cette vision de la mort qui encore le cerne de toutes parts, le suit à la trace, ombre de lui-même. Un revenant au devant duquel elle s'enfuit. 
« Je ne sais plus exactement, il a dû me regarder, me reconnaître et sourire. J'ai hurlé que non, que je ne voulais pas voir. Je suis repartie, j'ai remonté l'escalier. Je hurlais, de cela je me souviens. La guerre sortait dans ces hurlements. Six années sans crier. »
Marguerite revient à la réalité pour reprendre bientôt le dessus. 
« Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d'être arrivé à vivre jusqu'à ce moment-ci. C'est à ce sourire que tout à coup, je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d'un tunnel. » 
Elle repart aussitôt au combat contre la mort de Robert L. qui s'acharne à coups de boutoir. 
« Il fallait y aller doux avec elle, avec délicatesse, tact, doigté [...] Il y avait encore un moyen de l'atteindre lui, ce n'était pas grand, cette ouverture par où communiquer avec lui mais la vie était quand même en lui, à peine une écharde, mais une écharde quand même. »
Duras n’avait plus le souvenir de les avoir jamais écrits ces cahiers déchirants. Elle reconnut bien son écriture et les détails de ce qu’elle exprimait, mais elle avait oublié ces instants où elle s’était trouvée face à ces pages, à les noircir de sa souffrance, elle ne se voyait plus dans ces heures de supplice au fond du fossé noir qu’elle aura vécue, en quelque sorte, telle une insondable et infernale transe.
« La Douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. Je me suis trouvée devant des pages régulièrement pleines d’une petite écriture extraordinairement régulière et calme. Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte. »
La Douleur, mise en scène par Patrick Chéreau et la collaboration de Thierry Thieû Niang, avec Dominique Blanc, jusqu'au 11 octobre au Théâtre de l'Atelier
La Douleur, in Duras, Romans, cinéma, théâtre, un parcours 1943-1993 (Ed. Gallimard, Quarto)