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mercredi 28 novembre 2012

Antonin, un mystérieux destin

All rights reserved © Olivier Coulange
                                                
 Olivier Coulange, photographe, à l'agence Vu depuis 1992, n'a pas le goût de la superficialité, déteste ce qu'il nomme le spectaculaire théâtrale et les images induites, tellement faciles et répandus en photographie, regrette-t-il. 

Olivier Coulange se qualifie volontiers d'iconoclaste au sens étymologique du terme, celui qui brise les images, rompt les tabous. Et pour ce faire et bien faire, sa sensibilité et sa réflexion s'ancrent en profondeur, dans le temps, il engage et fond sa présence, de toute son honnêteté, dans l'espace.

Quand son regard se porte sur un sujet, il l'embrasse tout entier, le saisit sous tous les angles, ne veut rien rater de son évolution pour approcher sa vérité, se fixe sur lui longtemps, pour toujours. Il ne s'en détache plus. Loin du clinquant des images racoleuses et bruyantes de la pornographie mercantile, ses yeux veulent témoigner de ce qui se cache et se tait, ce qui se terre et dérange, des multitudes silencieuses, des « maillons les plus faibles de nos sociétés ». Les sans domicile fixe, les soins palliatifs, la stérilisation forcée au Pérou, les autistes, ces réalités qui ne font pas rêver et encore moins vendre, rebutent, angoissent, renvoient au monde dans toute son horreur, à la misère, l'ignorance, la violence, la souffrance, la maladie, la mort certes et qu'on a tôt fait de reléguer à l'ombre, leur soi-disant domaine. Mais pas seulement, c'est aussi là que se jouent les plus beaux et poignants moments d'humanité, que se révèlent l'amour, le don de soi, la générosité, la compassion. Olivier Coulange les éclaire, ils ont droit à la lumière. 

L'autisme est un mystérieux destin humain mais si l'on n'en parle pas, aucune chance d'en savoir plus, d'apporter des solutions, de l'aide et de l'espoir. C'est une démission.

Le photographe observe depuis plus de 20 ans de nombreux enfants autistes au sein de leurs familles, des établissements qui les accueillent, des associations et groupes qui les soutiennent et les soulagent. L'autisme, aux yeux d'Olivier Coulange, Antonin, qu'il photographie depuis 1994, en est le symbole. Un travail d'exception, magnifique, universel, accompli avec patience, avec le temps, et qui mérite la plus fine attention. Il parle à tous et de tout le monde. Il fait ces jours-ci l'objet d'une exposition à Singapour, intitulé Antonin, a life with autism. A cette occasion, nous nous sommes longuement entretenus de ses images, visibles là-bas pour la première fois. Morceaux choisis, précieux et rares ici :

« J'ai le souci constant de ne pas faire d'Antonin un "freak". Tout le temps quand je fais mes photos, tout le temps quand je fais mes éditing, je marche sur ce fil-là, le risque d'images fortes, belles mais qui ramèneraient Antonin du côté du "freak". Je sais trop comment les regards fonctionnent, ça va au plus simple. Quand il était petit, il faisait des colères épouvantables, j'étais sidéré, j'étais incapable de faire des photos de ces moments-là de façon digne, c'est-à-dire, montrer la colère d'Antonin mais sans tomber dans le spectaculaire théâtrale. »

« Antonin ne m'a pas regardé pendant sept ans et puis un beau jour il m'a regardé. J'avais dû rentrer dans son monde. Non, c'est inexact. Antonin ne m'a pas rendu mon regard pendant sept ans. C'est-à-dire que je savais qu'il me regardait quand je ne le regardais pas. Et un beau jour, il m'a regardé au moment où moi, je le regardais. Mais cela n'a pas duré longtemps. Maintenant il me regarde, des fois il me regarde du genre "qu'est-ce tu fous-là ?" (rires). Il soutient mon regard. Son rapport à l'appareil ? C'est génial un appareil photo, une caméra. Ca ne juge pas. C'est le mec derrière qui fait le choix après. C'est comme avec un ordinateur, quand on met un enfant devant un jeu vidéo et qu'il perd. La machine lui dit "c'est raté. Essaie encore." Elle ne l'engueule pas, ne lui dit pas "t'es nul."... L'absence de jugement du regard. »

« Parfois on peut voir l’être qu’Antonin aurait pu être, on croit voir la maladie s’effacer et apparaître le jeune adulte qu’il aurait pu être si…. J’aime beaucoup ces instants-là, quand il a un sourire, les traits détendus. Ce n’est pas souvent qu'on peut le voir avec des traits détendus Antonin. On ne sait pas si c’est lié à ce qu’il voit, à ce qu’il vit, ou à ce qu’il avale pour contrer l’autisme, d’ailleurs je ne sais pas s'il s'agit d'une camisole chimique, toutes ces molécules chimiques qu’il avale, ses béquilles censée lui permettre d'avancer dans la vie. »

«  J’aime beaucoup cette image prise à la volée, je me retourne et je le vois se marrer parce que j’avais dit quelque chose, il a un sourire, j’avais dû le chambrer, le taquiner sur un truc qu’il avait dû faire, parce que ça fait quand même une heure et demie qu’on se ballade là. Je me retourne je déclenche l’appareil à la volée, et en sort trois clichés, un seul cadré correctement. Quand je le regarde plus tard sur l’ordinateur, je suis frappé de voir l’adolescent,  je vois un jeune adulte, je ne vois pas Antonin, autiste. C’est comme si le masque de l’autisme était tombé et révélait en dessous le visage d’Antonin, l’homme sans l’autisme, très fugitivement. »

«  Je ne peux pas dire qu’il y a des similitudes entre Antonin et moi, non il n’y en a pas, en tout cas, je ne peux pas le formuler comme ça. Moi, je ne suis pas autiste, je ne suis pas malade. Mais je sais pourquoi je fais ces photos, il y a des thématiques : l’abandon, l’incommunicabilité, le silence imposé, l’impossibilité de communiquer correctement avec les autres, c’est une difficulté qui existe en moi, j’ai vraiment du mal à parler à l'autre. Ce n’est pas simple pour moi. C’est cela sans doute qui nous relie Antonin et moi, la difficulté d’être avec l’autre.  Et puis, il a ses bons et mauvais jours comme tout le monde. »

«  Une année, Antonin a eu sept carries dentaires déclarées d’un coup qui tapaient le nerf - mais il prend tellement de médicaments- c’est tellement bizarre le fonctionnement d’un corps autiste, il avait mal mais il avait mal à la manière d’Antonin, personne n’en savait rien, il ne pouvait pas le dire, ne savait pas le dire, ne le montrait pas ou on ne comprenait pas, et on ne sait pas ce qu’il ressent, encore moins comment. Ses parents ont mis au moins quatre ou cinq mois à s’apercevoir qu’il semblait éprouver une douleur dans la bouche. Il avait sept carries au bord de l’abcès, imagine, ce serait une souffrance pour nous intenable. Alors qu’est-ce qu’il ressent Antonin ? 

Que ressent-il par rapport aux autres, en amitié, par rapport à ses parents ? On ne sait pas ce qu’il éprouve, comment il l’éprouve, je sais qu’il y a de l’affection, de l’amour enfin ce que l’on traduit comme ça nous. Quand il sourit, qu’il prend sa mère dans ses mains, je fais une interprétation d’un geste de tendresse. Son père le sollicite tout le temps, vient le chatouiller, l’embrasser et encore maintenant et depuis tout petit, vient le ramener. C’est comme si tu arrivais au bout d’une corde qui se déroule et sans cesse tu le rattrapes pour le ramener à nous. J’ai souvent cette sensation de le ramener de notre côté de l’humanité quand je suis avec lui. Antonin tu le ramènes sans cesse par des bisous, par des engueulades, tu es sans cesse en train de le ramener vers nous. »

« Tu ne sais jamais rien avec Antonin. Tous les autistes ne sont pas aussi clos sur eux-mêmes, il y a des autistes qui parlent, des autistes de génie qui ont des facultés particulières dans un domaine donné. Mais Antonin, tu peux envoyer autant de sondes que tu veux, tu ne sauras jamais ce qu’il y a à l’intérieur, jamais rien de cet orage électrique qui traverse son cerveau. Mais en tout cas, ce n'est pas ce que d'aucun stupidement voit comme une "forteresse vide", une coquille vide. Non, c'est une coquille compliquée, un être humain complexe, mais certainement pas une coquille vide. »

«  Le spectaculaire théâtrale ? C’est par exemple le filet de bave qui lui coule souvent de la bouche, que j’élimine autant que possible parce que c'est un raccourci simpliste. La bave n’est pas liée à la maladie mais aux effets secondaires des médicaments, il est bourré de médocs. Je ne peux pas photographier Antonin en train de manger non plus, sa manière est approximative, il se remplit, il ne savoure pas, il avale, engloutit. »

«  Parfois pour faire monter Antonin en voiture cela peut prendre trois quart d’heure, il s’arc-boute, ou se laisse tomber comme un poids mort, et tu ne sais pas pourquoi. Il exprime un refus, toujours inexpliqué. Quand il était petit cela était gérable. Aujourd’hui, il a 26 ans, c’est une tout autre histoire, c’est un homme, s’il se laisser tomber, s’il ne veut pas monter en voiture, cela devient impossible. »

«  Depuis que je le photographie, j’ai le sentiment que pour Antonin la vie est un jour sans fin.  Petit quand il n’arrivait pas à dormir, ses parents le baladaient des heures en voiture pour l’apaiser.  Les colères d’Antonin ne s'expliquent pas, si ce n’est par l’épuisement de nuits sans dormir. Il est irascible, il tient sur les nerfs. Son quotidien ? L’errance d'Antonin quand il est fatigué, à tourner des heures autour d’une table jusqu‘à ce que quelqu’un parvienne à briser le mouvement et l’endorme. Antonin, immobile au milieu de nulle part, ou bien assis à une table, ou devant la télé, très près de l'écran. C’est ça la vie d’Antonin. »

« Gérard Lefort a écrit au mois de mars dernier un très beau texte* dans Libération qu'une de mes photos d'Antonin lui avait inspiré. J'ai demandé à son père ce qu'il en pensait, j'ai adoré sa réponse : "Il est beau mon fils! "»

Propos d'Olivier Coulange recueillis par Zoé Balthus à l'occasion de