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dimanche 8 mai 2011

Angel, l'anti-héros de Bolaño et Porta

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James Joyce, half-length portrait, left profile, with hand to forehead - Man Ray (1922)
« - Tu veux pas parler ? - Dis-lui qu'on est comme Bonnie and Clyde, un couple heureux. »

Bonnie, c’était Ana Rios Ricardi, Latino-Américaine. Clyde, c'était Angel Ros, Espagnol. Un couple de braqueurs-tueurs, certes. Quant au bonheur… C’est dans la destruction qu’Ana le traquait. Inaccessible à ses yeux, quoi qu’il en soit, elle ne s’en dispensait que mieux.

Angel, à ses côtés, éperdument amoureux, n’en faisait qu’à sa tête, à elle. Il en épousait les délires et les erreurs amers. 
« J’ai compris que je m’étais détruit et ça, c’était déjà une belle réussite. » 
Sa vie avait basculé à leur rencontre deux ans plus tôt. Elle lui était aussitôt « devenue nécessaire ». A quoi ? A la rencontre d’un mystère, dans l’espoir factice de combler la médiocre avidité de son vide, un mystère qui n’était autre que le vide d’Ana lui-même.

 « Je pense parfois que ce qui pourrait m'arriver de mieux serait de l'oublier [...] ce que nous avons fait ensemble, l'histoire de mots et non d'images, et enfin d'oublier la sensation de vide qu'elle avait su activer en moi, pour que je la reconnaisse...», avait-il écrit dans une lettre destinée à la mère d'Ana, après sa mort.

Narrateur de Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce - conçu à quatre mains par Roberto Bolaño et Antoni Garcia Porta -, survivant d’une Ana sans foi ni loi, passionné de littérature et de Joyce en particulier, Angel avait fini par l’écrire son livre. 
« [Sa] vocation de romancier a repoussé une fois de plus comme de la mauvaise herbe. »
La réalité sanglante de son existence aux côtés d’Ana lui avait enfin donné matière à écrire. Sa pauvre imagination, en vain nourrie d’Ulysse, avait été absorbée par l’abomination à laquelle il avait succombé.

Sa mère ne s’était pas trompée, elle qui lui avait tant reproché de ne pas savoir reconnaître les limites.
 « D’après elle, je ne savais pas où finissait ma réalité et où commençait mon imagination. »
Il avait ainsi commis un ouvrage autobiographique et pathétique, indigne et creux à bien des égards, conçu sur les cadavres et la violence qui avaient galvanisé Ana dans sa démence, le temps d’un été, saison de carnages à Barcelone.

Elle s’était peu à peu substituée à son héros de roman qu’il avait baptisé Dedalus, comme lui un amateur de Joyce, et surtout devenu comme elle, « un braqueur de banque allié à un groupe terroriste du genre RAF »

Le personnage s’était « transformé en une copie d’elle-même », et resurgissait parfois, sourire triste, dans les pensées résignées d’Angel en abyme, nostalgique. Portrait de l’artiste en jeune homme… sous influence. Tout le contraire du Stephen Dedalus de Joyce en quête de « liberté absolue » qui soutenait auprès de son ami Cranly : 
« […] je veux essayer de m’exprimer, sous quelque forme d’existence ou d’art, aussi librement et complètement que possible, en usant pour ma défense des seules armes que je m’autorise à employer : le silence, l’exil et la ruse. »
Angel lui n’était parvenu à créer qu’un « Dedalus déchu et dans l’impasse » qui remontait régulièrement à sa conscience lâche d’avoir sacrifié la possibilité de grandeur au désir morbide d’Ana. Elle l’avait, en quelque sorte, lui-aussi assassiné.
  

Le refrain lancinant porté par la voix envoûtante de Jim Morrison en figurait le symbole. 
« This is the end, beautiful friend, this is the end, my only friend, the end… ». 
Angel avait  toujours besoin d’une fin pour commencer. Il avait écrit la première ébauche de son roman en s’attaquant d’emblée au dernier chapitre, pour ne pas perdre de vue son objectif.

Au résultat, son héros Dedalus, disait-il, « en surface […] restait un homme qui avait voulu être écrivain ou essayiste spécialiste du maître, mais à qui les choses ne s’étaient pas présentées comme il l’aurait souhaité, et tout était allé de mal en pis »

C’était tout lui. Incapable d’agir, dans l’attente d’une décision extérieure pour lui indiquer la direction dans laquelle orienter son existence, fusse-t-elle à contre-sens de son propre projet, il avait laissé Ana les fourvoyer tous deux. Sans avoir lui-même jamais versé le sang, sa lâche complicité le rendait coupable au premier chef.

Son expertise de Joyce, fondatrice du livre en souffrance, n’était plus l’essentiel, même si elle continuait d’affleurer constamment à la surface du livre délivré avec peine, telle l’expression récurrente du regret qu’il n’admettait qu’à demi-mot inconscient.

La Latino-Américaine, était elle aussi, - bien que cela puisse paraître improbable tant elle semblait insensible à tout ce qui relie au monde -, une fanatique de Joyce qu’elle connaissait sur le bout des doigts.

Angel avait-il seulement compris que son propre manuscrit avait sans doute constitué le déclic dans l’esprit d’Ana, que son texte était lui-même à l’origine de la rébellion fatale de la jeune femme alors qu’elle lisait chaque jour ce qu’il avait écrit ? Rien ne semble l’indiquer. Même si rétrospectivement, il se souvint, sans ciller outre mesure, que « c’est vers cette époque qu’elle a commencé à fréquenter des gens bizarres […] lorsqu’elle revenait se vantant de relations mystérieuses, elle corrigeait les erreurs qu’[il] commettai[t] par manque d’information ».

Le projet de roman d’Angel avait diablement fasciné Ana qui s’en enorgueillissait même. Peu avant le braquage d’une boutique de vêtements, la jeune femme, pleine de morgue, avait déclaré à la vendeuse : 
« Mon ami est un écrivain célèbre. Nous venons de vendre son dernier roman. » 
Ce nous ne résonnait-il pas avec éloquence de l’annexion de l’existence même du jeune homme qu’Ana avait opérée ? Angel, décidemment pitoyable blanc-bec, s’en était « senti terriblement bien » en dépit de l’impression que « l’on se fichait de lui ».

Angel était un tocard et Ana, une paumée. S’il avait eu foi en son propre talent, il aurait dû imposer à Ana la direction à suivre vers la libération, la voie d’accès que l’art littéraire et la poésie constituaient, selon Joyce. Stephen le Héros, lui, avait défendu, « une vie libre et noble » à laquelle il aspirait. 

« Mon art procèdera d’une source libre et noble […] Je me refuse à me laisser abêtir par la terreur », avait-il affirmé à son ami Cranly. Ni victime, ni bourreau, aurait dû s’entendre.

Aucun d’eux n’avait rien su comprendre de ce qu’avait légué Joyce. Ana et Angel avaient pris son œuvre à contre-pied, s’étaient mépris sur les notions de silence, d’exil et de ruse invoquées par Stephen Dedalus, et trahi du même coup l’idéal de leur idole irlandaise.

Angel l’anti-héros n'avait été en mesure de peindre que le piètre Portrait du jeune homme en anti-artiste.

Conseils d'un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, Roberto Bolaño et Antoni Garcia Porta, traduction de Roberto Amution (Ed. Christian Bougois)
Stephen le Héros, James Joyce, traduction de Ludmila Savitsky (Ed. Gallimard, Folio)
Portrait de l'artiste en jeune homme, James Joyce, traduction de Jacques Aubert (Ed. Gallimard, Folio)

mercredi 31 mars 2010

Bolaño, l'instant en fugue

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« Ils sont assis. Ils regardent l’appareil. Eux, ce sont, de gauche à droite, J. Henric, J.-J. Goux, Ph. Sollers, J. Kristeva, M.-Th. Réveillé, P. Guyotat, C. Devade et M. Devade. »
  


Ils s’étaient installés au cœur d’une existence en noir et blanc, l’espace d’un instant, attentifs à la pause qui devait être fixée, comme telle et à jamais. Du moins le croyaient-ils. Autant nous accorder à affirmer qu’ils n’étaient pas en mesure d’en soupçonner l’extraordinaire dimension. Mais si d’aventure, l’un d’eux eût la fulgurante pensée de ce qu’ils pouvaient représenter en cet instant pour l’avenir, il ne put s’agir alors que d’un écho du lendemain, superficiel, seulement gonflé d’orgueil.

A l’évidence, ils ne se doutaient de rien. Leur vue était trop courte pour saisir la portée de ce qui s'échappait d'eux.

A cet instant T de l’année 1977, en effet, pas un des huit personnages constituant l’assemblée photographiée, n’aura su rencontrer le regard du futur qui se posait pourtant de tout son poids sur chacun d’eux, pour errer, sans état d’âme, entre les murs de leur intimité respective, la plus secrète, imaginée certes, mais dont il est impossible d’exclure absolument qu’elle ne rejoignît jamais leur plus pathétique vérité.

Car ce regard émanant du futur n'est autre que celui de l’écrivain chilien Roberto Bolaño, à la puissance singulière. Inquisiteur de l’instantané qu’il rejette Tel quel, il le recompose en une ironique fugue, repousse les évidences et les facilités de l’interprétation, et attache son lecteur à le suivre dans un dédale d’observations et de déductions aux résonances borgésiennes. La nouvelle ne s’intitule sûrement pas Labyrinthe par hasard.

« Corollaire. Il faut relire Borges une autre fois »,  ne concluait-il pas dans la nouvelle Dérives de la pesada ?

A trente ans de là, donc, Bolaño scrute le moindre détail de chacun de ces personnages, les déshabille et leur taille d'autres costumes sur mesure, les dissèque pour y traquer chaque étincelle de vérité et de mensonge, étudie les regards, considère les possibles sous les noms des sujets, soulève des contre-sujets, réponses, expositions, épisodes, reprises modulées, stretto et pédales. Les diverses parties se répondent toujours de sorte que l'œil les reconnaisse sur quelque degré que ce soit, que le mouvement soit semblable ou contraire. L’écrivain, libre dans son œuvre de voyeur, joue en virtuose sa partition en fugue.
« Combien sont-ils à regarder directement le photographe ? La moitié d’entre eux seulement :  Henric, J.-J. Goux, Sollers et Devade. Marie-Thérèse Réveillé et Carla Devade regardent vers la gauche, vers un endroit au-delà de celui où se trouve Henric. Le regard de Guyotat est légèrement orienté vers la droite, disons fixé à un ou deux mètres du photographe. Et le regard de Kristeva, dans cette tessiture la plus étrange de toutes, est apparemment dirigé vers l’appareil photographique, mais en réalité est en train de contempler l’estomac du photographe ou, plus précisément, l’espace vide qu’il y a entre le bassin du photographe et le néant. »
Kristeva avait-elle repéré une brèche dans le temps par laquelle elle aurait pu, seule et l’espace d’une seconde, rejoindre le regard audacieux de Bolaño qui lui prête un instant les traits d'une Vietnamienne, habile prétexte au réglage du zoom sur sa poitrine généreuse démontant aussitôt l’hypothèse ? Non. Sa pensée flotte seulement, et ne s'évade pas si puissamment et si loin.

Bolaño présuppose « un tissu plus complexe et subtil » pour explorer les relations qui unit ces huit êtres à partir de l’instant T qu’il les oblige d'ailleurs régulièrement à quitter. Rusé, il les entraîne alors dans la nuit, propice à forcer l’intimité de leurs abris de chair, et qu’il livre en pâture au lecteur, désormais complice de l’effraction.

Il dévoile par exemple un J.-J. Goux, qui « nous observe depuis le fond de ses épaisses lunettes sous-marines », avec indifférence. L’homme se révèle alors aux prises avec le drame de sa solitude qu’il noie dans deux verres de cognac et deux tasses de café, assis dans un bar, tandis que les trottoirs germanopratins ruissellent sous les larmes du ciel.
« Si nous nous approchons, nous pouvons remarquer que, autour de ses yeux, une zone de guerre s’est ouverte : ce sont des cernes. Il n’a, à aucun moment, ôté ses lunettes. Son aspect fait peine à voir. » 
Un lapin lui a été posé par Henric, commente l’indiscret romancier, divulguant par là même la nature homosexuelle de la relation unissant ces deux personnages, avant de s’autoriser à reconstruire la nuit et l'existence de ces couples d’intellectuels, afin de mieux en violer le fond caché.
« Dans peu de temps, Sollers et Kristeva se retrouveront ensemble, ils liront après avoir dîné. Cette nuit-là, ils ne feront pas l’amour. Dans peu de temps, Marie-Thérèse Réveillé et Guyotat se retrouveront ensemble, dans le lit, et il la sodomisera. Ils s’endormiront vers cinq heures du matin, après avoir échangé quelques mots dans la salle de bains. Dans peu de temps, Carla Devade et Marc Devade se retrouveront ensemble et elle va crier et lui va crier, puis elle s’en ira dans la chambre et prendra un roman, n’importe lequel […] »
L’œil cynique de l’écrivain plonge au cœur des intérieurs que le mal de vivre habite dans le vide qui se répète en  abîme. Il fouille jusqu’à percer leur sommeil, et pénètre le rêve, seul espace d’où quelque substance s’échappe, implacable et féroce, celle de la vérité du sort qui leur est réservé.
« Dans peu de temps, J.-J. Goux qui a été le premier à s’endormir, aura un rêve dans lequel apparaîtra une photo et où il entendra une voix qui l’avertira de la présence du démon et de la funeste mort.» 
Bolaño a voulu l’effrayer et le réveille « en sursaut » pour le soumettre à l’insomnie pour le reste de la nuit. De ce cauchemar, son lecteur peut bien entendre que le maudit cliché qui agite le sommeil de Goux est bien celui à partir duquel, avec l’auteur, ils se sont acheminés jusqu’aux plus secrètes pensées. Photographie maléfique dont se sert Bolaño, tel le diable en personne, pour s’emparer de ces âmes errantes et les confronter à la seule vérité qui l’occupe, celle de leur voie vers l’enfer, pavée d’apparences, d'intrigues et de mensonges.

Il chemine aussi dans le cauchemar de Sollers qui, sur une plage bretonne, marche « en compagnie d'un savant qui a la clé de la destruction du monde [...]» 

Bolaño assiste le bonhomme à réaliser que  « le savant (celui qui parle et explique) c'est lui, et que celui qui marche à son côté est un assassin [...]»

Le grand écrivain voit plus loin, toujours au-delà, traverse la matière, se joue du temps et de l’espace, se moque des apparences, livre toutes les formes de peur et les vanités que ces vivants éprouvent et entendent dissimuler. Doué de clairvoyance, il traduit l’accomplissement de la funeste prophétie.

Et si le jour se lève brièvement sur la photographie -, marquée encore de la lugubre empreinte du démon, et tous semblent en être frappé du sceau, - la nuit  recouvre bientôt de nouveau et curieusement toute sa surface. 
« Et alors la nuit s’achève (ou la partie de la petite nuit, la partie manipulable de la nuit, s’achève) et la nuit enveloppe la photo comme un sparadrap brûlant […] »
L'attention de l’écrivain demeure rivée à ces huit sujets, il en poursuit la fouille. Certains de leurs regards le conduisent au-delà des marges du cliché où il découvre des êtres, en creux, qui appellent leur attention, à l'instar de deux personnages extérieurs et invisibles qui « passeront comme deux ombres partageant brièvement la même surface d’épouvante : le théâtre errant de Paris. »

Il épie le regard de Guyotat qui glisse comme une caresse sur la nuque d’une belle inconnue indifférente à ses « filets en amiante », et bientôt rejointe par son amoureux. Ironie du sort. « La littérature passe à côté d’eux, créatures littéraires, et les embrasse sur les lèvres, sans qu’ils s’en rendent compte. »

Bolaño invite le lecteur à démasquer ce gars d’Amérique centrale, que Carla et Marie-Thérèse connaissent et observent, et « qui pourrait se transformer sans problème en assassin. » Marie-Thérèse ne dirait pas le contraire, elle qui le reconnaît pour l’avoir, par le passé, bousculé sur le palier de la rédaction de Tel Quel et avoir surpris « dans ses yeux, derrière le confortable déguisement du ressentiment, un puits d’horreur et de peur insupportables. »

Et puis, le jour revient, la photo s'est refermée, absorbée par le néant, aspirée « vers le trou noir du hasard ».
 « Aurore boréale. Aube de chiens. Presque transparents, ils ouvrent tous leurs yeux. » 
Chacun s'éveille de son cauchemar, se réajuste à la réalité plus douloureuse encore tant elle demeure unie à lui. Ils tentent de dompter la peur qui souffle à chaque instant face aux événements qui surviennent et se succèdent « sans aucun ordre apparent ». Bolãño peut achever là son cambriolage, Henric lui a livré une malheureuse clé au petit jour, lui qui, « dans son for intérieur, sait que tout obéit à quelque chose, que tout est causalement lié à quelque chose, que ce qui est gratuit ne survient que très rarement, dans la nature humaine. »

Nous n'en maîtrisons rien. Mais l'art et la littérature s'acharnent à lutter. D'ailleurs Bolaño, qui a déjà rejoint la mort, ne s'exprime-t-il pas encore ?

Labyrinthe, in Le secret du mal, Roberto Bolaño (Ed. Christian Bourgois)