Affichage des articles dont le libellé est Theodor W. Adorno. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Theodor W. Adorno. Afficher tous les articles

mardi 1 juillet 2014

Benjamin, le philosophe au pays des voix


Date et auteur non identifiés

Il était une fois un célèbre métaphysicien, nommé Walter Benjamin, qui s’était aventuré « au pays des voix »…

Du début 1927 à la fin de 1932, Benjamin avait en effet un bureau dans les locaux de la radio de Francfort, un moyen de communication tout neuf, où il s’affairait à la production de programmes insolites, d’une modernité remarquable pour l’époque. Paradoxalement, il était peu enclin à l’ébruiter, n’en faisait pas la réclame.

Il semblait trouver ses « nébuleuses affaires radiophoniques » guère reluisantes et très peu « utiles », alors même qu’il détestait l’utilité et que ce médium entrait précisément dans le cadre de sa réflexion déjà amorcée sur la reproductibilité technique, à travers la pratique de la communication de masse comme la photographie et le cinéma. 

Il considérait ses programmes radiophoniques, non sans un certain dédain, comme des activités essentiellement alimentaires, en tout cas d’après ce qu'il en disait à son ami Gershom Scholem. Selon l’autre ami de poids, le philosophe Théodor W. Adorno, ce furent pourtant les rares années « à peu près sans soucis » financiers qu’aient jamais connu  Benjamin.

Les éditions Christian Bourgois dans la collection Titres, avaient exhumé en 1987 et traduit, Trois pièces radiophoniques, des Hörmodelle qui auraient dû s’entendre comme des « maquettes radiophoniques » ou « modèles radiophoniques » en français, soit un « titre malheureux » en raison d’une erreur de l’édition allemande, précise Bruno Tackels, dans sa remarquable biographie Walter Benjamin Une vie dans les textes (Actes Sud, 2009).

En revanche, le recueil Lumières pour enfants (Ed. Christian Bourgois, Titres, 1988, réédité en 2011), présente bien une série de Hörspiele, pièces radiophoniques créées par Benjamin. Adressées aux petits Allemands, elles faisaient partie du fonds littéraire que, la mort dans l’âme, Walter Benjamin, fuyant les nazis, avait abandonné derrière lui dans son appartement parisien en 1940 et sur lequel la Gestapo avait fait main basse. Selon Scholem, les documents de Benjamin furent sauvés de la destruction par un heureux hasard qui les avait placés dans des paquets d’archives qui voyagèrent jusqu’en Russie où ils se chargèrent de poussière pendant une quinzaine d’années avant leur rapatriement en 1960,  aux archives de Postdam, en RDA.

Philippe Baudouin, auteur en 2009 d’un ouvrage intitulé Au microphone, Dr Walter Benjamin : Walter Benjamin et la création radiophonique (1929-1933) (Ed. La Maison des sciences de l’Homme), est retourné fouiner dans les archives de Berlin d’où il a rapporté d’autres textes inédits en français — dont Bruno Tackels faisait d’ailleurs mention dans sa biographie — et, avec Philippe Ivernel pour la cruciale traduction, les a réunis en un recueil intitulé Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, publié cette année aux éditions Allia.

Philosophe de formation, aujourd’hui réalisateur d’émissions pour France Culture, Philippe Baudouin a rédigé une préface concise et éclairante où il explique que Walter Benjamin avait conçu près de quatre-vingt-dix émissions en l’espace de cinq ans et inventé des genres d’émissions bien distincts et spécifiques que sont les Hörmodelle, modèles ou maquettes radiophoniques, évoqués par Bruno Tackels, qui appartenaient à « un type de construction scientifique ou expérimentale » fondé sur des situations ancrées dans la réalité quotidienne et adulte alors que, les Hörspiele, les pièces radiophoniques, étaient pour la plupart des fictions qui s’adressaient plus spécialement aux enfants.

« Les énoncés qu’un enfant forge dans le jeu à partir des mots [qui lui sont donnés au préalable] ont plus de parenté avec ceux des textes sacrés qu’avec le langage courant des adultes », avait réalisé depuis quelque temps Benjamin. Il le redira autrement, dans Vue perspective sur le livre d’enfant, dans l'extravagant et non moins délicieux Je déballe ma bibliothèque: 
« Drapé de toutes les couleurs qu’il saisit dans sa lecture et dans sa vision, [l’enfant] est là au beau milieu d’une mascarade et y participe. En lisant — car les mots se retrouvent aussi à ce bal masqué, ils sont de la partie et tourbillonnent, flocons de neige sonores, en s’entremêlant. « Prince est un mot ceint d’une étoile », a dit un garçon de sept ans. Les enfants quand ils imaginent des histoires, se comportent en metteurs en scène qui ne se laissent pas censurer par le « sens ». On peut en faire l’épreuve très facilement. Si on indique quatre ou cinq vocables déterminés, qu’on les rassemble vite en une courte phrase, la prose la plus étonnante viendra au jour : non pas une vue perspective sur le livre d’enfants, mais des panneaux indicateurs y menant. Voilà que d’un seul coup les mots se jettent dans un costume, et en un tournemain sont impliqués dans des combats, dans des scènes d’amour, ou dans des bagarres. C’est ainsi que les enfants écrivent leurs textes mais aussi qu’ils les lisent. »
Dans un époustouflant texte d’hommage à Walter Benjamin, le philosophe, spécialiste de la kabbale et la mystique juive, Gershom Scholem, son ami intime depuis 1913, rappelait que c’était « un des traits principaux de son être que d’avoir été attiré toute sa vie, avec une force précisément magique, par le monde de l’enfant et par l’essence de l’enfance. Ce monde constitua un des objets les plus durables et les plus tenaces de sa réflexion et tout ce qu'il a écrit là-dessus relève de ses réussites les plus achevées ».

Ainsi, il n’est sans doute pas inutile de souligner qu’à cette période Benjamin œuvrait déjà à son récit autobiographique Enfance berlinoise considéré par Scholem comme sa « prestation la plus achevée » au côté de ses Allemands.
« ‘Les textes’ de Benjamin sont, au plein sens du mot, ‘tissés’ […] Dans ses meilleurs travaux, la langue allemande est d’un achèvement qui coupe le souffle au lecteur. Elle doit son achèvement à l’union extrêmement rare d’une abstraction très élevée avec une plénitude sensible et une diction plastique. »
Ce sont donc cinq pièces de ce « théâtre invisible » signées Walter Benjamin, marquées de l’influence du dramaturge et ami Bertolt Brecht, que nous donne à découvrir ce nouveau recueil. 

Deux causeries pédagogiques pour les jeunes Le Cœur froid, adaptation du conte de Wilhelm Hauff (XIXe siècle) et Charivari autour de Kasperl, inspiré du théâtre de marionnettes allemand, et « seule émission radiophonique de Benjamin à avoir été conservée comme archive sonore, fut-ce sous forme fragmentaire », précise Philippe Baudouin. 

Ce qui signifie aussi que pour l’heure, la voix du grand penseur qui interprétait certains personnages de ses programmes, demeure inconnue malgré de nombreuses écoutes attentives d’enregistrements d’archives pour tenter de la localiser parmi les intervenants. Stéphane Hessel dont le père Franz avait collaboré avec Benjamin, a bien cru une fois à l’écoute d’un programme reconnaître sa voix qu’il avait entendue dans son enfance, mais elle n’a jamais été officiellement authentifiée et le doute reste entier.

Deux autres pièces du recueil, elles, s’adressent à un public adulte, Ce que les Allemands lisaient à l’époque où leurs auteurs classiques écrivaient où l’on perçoit la tentation chez Benjamin de diffuser, non sans malice, une certaine matière politique et littéraire à penser de façon plus excentrique et critique, à questionner en continu la culture populaire, à chercher l’interaction avec l'auditeur avant l'heure. Benjamin, le visionnaire, anticipait la radio telle qu’elle n'apparaîtra qu'à la fin du XXe siècle.

Quant à la cinquième pièce du recueil de Philippe Baudouin, intitulée Lichtenberg. Un aperçu et qui d’ailleurs, selon Bruno Tackels, n’a jamais été diffusée, elle fait littéralement figure d’OVNI dans la production du philosophe allemand, où il met en scène des extra-terrestres observant d’un œil critique le comportement des humains. Philippe Baudouin relève judicieusement que La Guerre des Mondes d’Orson Welles ne sera « mise en ondes » que cinq plus tard.

Enfin, dans le modèle radiophonique Une augmentation de salaire ?! Où avez-vous donc la tête ?, on reconnaît le Benjamin porté vers les analyses de critique sociale. Son collaborateur sur ces programmes radiophoniques, Wolfgang Zucker, a livré bien des années plus tard, en 1972, un texte de souvenirs que Philippe Baudouin a eu la riche idée d’ajouter au recueil, car il constitue à la fois un précieux témoignage sur l’aventure radiophonique proprement dite mais aussi un portrait de Benjamin qui diffère de tous ceux que ses vieux amis ont pu peindre de lui.

Il s’agit du portrait dressé par un collègue, sans affect ni rapport d’intimité qui tendent souvent à agir comme des verres magnifiant, et qui permet ainsi d’appréhender une face cachée, inconnue, du penseur. Wolfgang Zucker, au premier contact, avait eu l’impression d’être examiné par un « instituteur de village démodé appartenant à un temps révolu ».

Après l’avoir à son tour bien observé, Zucker a jugé que « l’image que Benjamin donnait de lui était intentionnelle. Il ne voulait pas avoir l’air d’un écrivain professionnel. Ainsi, se faisait-il passer, avec une sorte de snobisme bouffon, pour un 'patriarche' solennel, — plus âgé que ses trente-sept ans, plus lent et plus circonspect que ce n’eût correspondu à son intelligence aiguë et rapide, et plus conservateur en apparence que ses interlocuteurs libéraux. On pouvait le dire, sinon gros, du moins 'corpulent' […] »

C’est magnifique en vérité, Benjamin jouait la comédie afin d’entrer dans ce rôle qui lui faisait gagner sa vie, au point de se transformer, de se déguiser presque dès qu’il se trouvait à travailler dans les locaux de la radio de Francfort !

Quant aux modèles radiophoniques, selon Zucker, « Benjamin disait donc vouloir utiliser le nouveau médium de la radio pour apprendre aux auditeurs certaines techniques de comportement pratique dans les situations conflictuelles typiques de la vie moderne ». Il prêchait en faveur de la réflexion, l’intelligence et la pensée pour résoudre les conflits potentiels, la résolution pacifique plutôt que l’agression.

Zucker se souvint aussi que le modèle radio de la demande d’augmentation de salaire mettant en scène un monsieur Lhésitant qui n’obtenait rien de son employeur et un monsieur Levif qui, lui, obtenait gain de cause, avait été mal accueilli et provoqué un certain raffut à différents niveaux. Ils croulaient sous le courrier de lecteurs offusqués. « La critique la plus acérée, toutefois, était d’ordre idéologico-politique : quelques responsables syndicaux protestèrent contre un contournement, soi-disant proposé dans le modèle radiophonique, des négociations de salaires collectives et des accords tarifaires adoptés », soulignait Zucker.

Le leader nazi Adolf Hitler à la radio allemande le 1er février 1933 - Auteur non identifié

Benjamin avait alors tenu à expliquer à son collègue où il se situait politiquement, moralement, professionnellement :

« Il comprenait bien, me dit-il, que la question sur sa position politique était importante pour moi, et même nécessaire pour notre travail en commun. Non, il n’était pas communiste, et pas marxiste non plus. Cependant, poursuivit-il, sa tâche d’écrivain, à ses yeux, consistait à prouver le mensonge et la fragilité de la société bourgeoise et à accélérer de ce fait son effondrement. Mais la forme que l’avenir politique prendrait, il ne pourrait la montrer qu’après la libération hors des rets de la fausse conscience. »

C’est la typique illustration du génie métaphysique de Benjamin qui s’exprimait, selon Scholem, « principalement dans deux directions, qui se compénètrent toujours davantage dans son travail : la philosophie du langage et la philosophie de l’histoire. L’une le conduisit,  de plus en plus fortement, vers des analyses de critique littéraire et l’autre, de plus en plus fortement aussi, vers des analyses de critique sociale ».

Selon Bruno Tackels, aux yeux de Benjamin, il s’agissait désormais de « reprendre et transformer les données du savoir à transmettre, du point de vue de la vulgarisation. Celle-ci n’est plus seconde ou secondaire, mais elle devient le moteur de la pensée, au point de donner aux auditeurs 'la certitude que leur propre intérêt possède une valeur réelle pour le sujet traité'. Une inversion qui change tout. Révolutionnaire, conclut Benjamin, qui fait du public un centre actif capable d’agir sur la science. Et non plus l’inverse. »

Le recueil des Ecrits radiophoniques est en outre enrichi d’un chapitre qui déploie un aperçu fragmentaire de la théorie de la radio telle qu’elle s’inscrivait alors dans l’esprit de Benjamin dont un entretien de 1929 avec son ami Ernst Schoen, musicien et directeur des programmes de la radio de Francfort, également attentif aux travaux de Brecht, qui figurait dans le premier ouvrage de Philippe Baudouin dans une traduction de Marianne  Beauviche, ainsi que des extraits inédits en français de leur correspondance, auxquels s’ajoute un texte d’importance faisant un parallèle entre Théâtre et Radio, sur le contrôle mutuel de leur travail éducatif, traduit par Philippe Ivernel et publié pour la première fois en français dans Walter Benjamin, Essais sur Brecht (La Fabrique, 2003).

Dans sa grande clairvoyance, en conclusion de ce texte, Benjamin mettait en exergue le fait que « la radio, à laquelle incombe tout particulièrement de recourir à un patrimoine culturel ancien, le fera aussi de la manière la plus propice dans des adaptations correspondant non seulement à la technique mais également aux exigences d’un public qui est contemporain de sa technique. C’est seulement ainsi que l’appareil sera délivré du nimbe d’une 'gigantesque entreprise de culture populaire' (comme dit Schoen) pour être réduit à un format digne de l’homme ».

Dans la forme même des maquettes radiophoniques, Benjamin se mettait « dans les pas des pièces didactiques de Brecht, précise Bruno Tackels dans sa biographie, tout en se méfiant des risques de dérive moraliste ». En réalité, il voyait bien au-delà des intentions de Brecht visant l’éveil des consciences politiques et de confrontation des idéologies.

Hannah Arendt, dans un admirable texte d’hommage à Benjamin, avait souligné l’hostilité de Scholem et Adorno à l’égard de « l’influence désastreuse » de Brecht sur leur camarade.

« Adorno parce qu’il lui imputait l’utilisation nettement adialectique par Benjamin de catégories marxistes, Scholem parce qu’il y discernait le risque d’une rupture déterminée avec la métaphysique et le judaïsme. »

Partie d'échecs entre Bertolt Brecht et Walter Benjamin - Eté 1934 (c) Akademie der Künste,
Archives Bertolt Brecht
Benjamin argua, outre l’importance d’une profonde amitié, que son « accord avec la production de Brecht » représentait « l’un des points les plus importants et les plus stratégiques de toute [sa] position » dans le cadre de ses propres recherches et qu'il s'y tiendrait.

L’esprit libre ne s'en laisse jamais conter et reste maître de sa conduite. Après tout, n'était-ce pas le propos de ses maquettes radiophoniques, monsieur Levif ?  Avant-gardistes et subversives à l'époque, bel et bien les ancêtres des radios libres auxquelles elles auront ouvert la voix en somme. A bon entendeur, salut !

Walter Benjamin Ecrits radiophoniques, textes choisis par Philippe Baudouin, traduit par Philippe Ivernel (Ed. Allia, 2014)
Walter Benjamin Une vie dans les textes, Bruno Tackels (Ed. Actes sud, 2009)
Lumières pour enfantsWalter Benjamin ,Texte établi par Rolf Tiedemann, traduit par Sylvie Muller (Ed. Christian Bourgois, Titres, 2011)
Je déballe ma bibliothèque, Walter Benjamin, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Benjamin et son ange, Gershom Scholem, traduit par Philippe Ivernel (Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2008)
Walter Benjamin 1892 - 1940, Hannah Arendt, traduit par Agnès Oppenheimer-Faure (Ed. Allia, 2010)