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vendredi 24 mars 2023

FLESH of STONE de Michael Kenna

 

Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

« L’historien n’a rien vu : il faut que l’artiste témoigne. » — Auguste Rodin

Il y a plus d’une décennie, la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, a organisé une rétrospective de l’œuvre de Michael Kenna, photographe anglais. Je me souviens d’être restée longtemps dans la contemplation de ses images vouées à l’épure, saisies sur toutes les rondeurs du monde. La puissante sensation de paix et de silence qui émanait de ses photographies, l’intensité et la beauté de ses contrastes de noir et de blanc, me captivaient. J’allais de l’une à l’autre, revenais sur mes pas et, une fois le premier tour de l’exposition achevé, je repartais pour un deuxième puis un troisième. Je ne me résolvais pas à partir, j’avais l’impression que, si je quittais les lieux, j’allais rater le clou du spectacle, ce qui me poignait mystérieusement depuis si longtemps dans sa photographie. Quand soudain, devant un énième examen de la photographie extraordinaire d’une statue moaï monumentale sur l’île de Pâques, l’illumination. Michael Kenna n’était pas l’auteur d’une œuvre sans visages. Enfin, je voyais clair, je saisissais ce qui me retenait et que je ne parvenais pas encore à formuler. L’humain n’était présent nulle part, il était absent partout.

Au fil des années suivantes, j’ai affiné mon regard sur son travail profondément mélancolique, ai fouillé davantage encore son œuvre foisonnante composée de tableaux qui ont fait sa réputation de photographe de paysages minimalistes. En retrait respectueux, il entraînait sur des rives esseulées, fantomatiques, silencieuses, contrastées, à contempler la paix d’une nature souveraine, à l’abri de tout outrage, épanouie, maîtresse d’elle-même. Elle s’offrait en majesté dans le vol des oiseaux, sur une colline enneigée, dans l’ascension d’une lune, auprès d’un arbre alangui. Avec ses Nuages matinaux, j’ai traversé les espaces grandioses de Monument Valley, aux États-Unis, et l’immensité désertique de Merzouga, au Maroc, admiré le lever de son Matin rouge sur les rives de l’île de Pâques, connu le vertige au sommet embrumé de ses Monts Huangshan, en Chine. Il poursuivait son odyssée, enveloppé de silence sur la route du monde.

Mais parfois, au cœur de ses voyages en solitude, je discernais la présence discrète de l’absent derrière des ouvrages que des mains avaient façonnés, cette palissade ténébreuse à l’abandon au milieu d’un champ de neige nippon, à Hokkaïdo, ou ces arbres taillés avec soin émergeant de nappes de brouillard dans un jardin français, anglais ou italien. Des traces aux évocations sacrées, révélant le meilleur dont l’absent est capable, se signalaient encore avec ce Torii majestueux érigé dans les eaux japonaises de Takaishima ou avec les pyramides de Teotihuacan au Mexique. Bientôt, je découvrais que l’absent des photographies de Michael Kenna pouvait aussi pleurer les millions de ses semblables honnis, affamés, volés, violés, torturés, assassinés, calcinés, exterminés dans les camps nazis en plein cœur de l’Europe.

L’absent, pour le meilleur et pour le pire. [...]

Extrait de L'Absent en présence, Zoé Balthus, préface de FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)


Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

“The historian has not seen anything : the artist must bear witness.” — Auguste Rodin

Over a decade ago, the Bibliothèque nationale de France (the National Library of France) in Paris organized a retrospective of the work of Michael Kenna, an English photographer. I remember staying for a long time gazing at his images devoted to a clarity of lines, captured on all the roundnesses of the world. The powerful feeling of peace and silence that emanated from his photographs, the intensity and beauty of his black and white contrasts captivated me. I went from one photograph to the next, retraced my steps and, once my first tour of the exhibition was completed, went back a second, then a third time. I couldn’t bring myself to leave, feeling that if I did, I was going to miss the highlight of the show, what had mysteriously held my attention for so long in his photography. When suddenly, after yet another inspection of the extraordinary photograph of a monumental moai statue on Easter Island, I had an illumination. Michael Kenna was not the author of an oeuvre without faces. Finally, I saw clearly, I grasped what was holding me back and that I still could not express. Humans were not present anywhere, were absent everywhere.

In the years that followed, I honed my viewpoint on the profound melancholy of his work, delved even further into the abundancy of it, comprised as it is of tableaux that have made his reputation as a photographer of minimalist landscapes. Respectfully standing back, he swept one along forlorn, ghostly, silent, and contrasting shores, to contemplate the peace of a sovereign nature, sheltered from any ravages, in full bloom, master of itself. In majesty, it offered itself in a flight of birds, on a snowy hill, in the ascent of a moon, next to a languid tree. With his Morning Clouds, I crossed the grandiose spaces of Monument Valley in the United States, the desert immensity of Merzouga in Morocco, I admired the breaking of his Red Morning on the shores of Easter Island, before experiencing vertigo on top of his Huangshan Mountains in China. He was continuing his odyssey, wrapped in silence on the road of the world.

But sometimes, at the heart of his journeys in solitude, I discerned the discrete presence of the absent one behind the works that hands had shaped, this neglected gloomy palisade in the middle of a snowy Japanese field in Hokkaido, or these carefully trimmed trees emerging from sheets of fog in a French, English or Italian garden. Traces with sacred evocations, revealing the best thing the absent one is capable of, also stood out with this majestic Torii erected in the Japanese waters of Takaishima or with the pyramids of Teotihuacan in Mexico. Soon, I discovered that the one who was absent from the photographs of Michael Kenna could also mourn the millions of his fellow creatures—despised, starving, robbed, raped, tortured, burnt to ashes, murdered, exterminated in Nazi camps in the very heart of Europe.

The absent one, for better or for worse. [...]

Excerpt from The Absent One in Presence, Zoé Balthus, translation into English by Blandine Longre-Stubbs & Paul Stubbs, FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)

mercredi 10 novembre 2021

L'Archipel des songes

 

Purple Dusk – Shodoshima, Japon 2019 © Zoé Balthus



Dans la 9e édition de la revue Les Carnets d'Eucharis [Sur les routes du monde], viennent de paraître deux de mes textes dont L'Archipel des songes, récit de mon dernier voyage au Pays du soleil levant, au printemps 2019, accompagné d'une série de six photographies. Il débute ainsi :


 

lundi 28 septembre 2020

Torrent rouge

La Jonque rouge, Victoria Harbour, Hong Kong, Chine, 2019  © Zoé Balthus


ROUGE —Aussitôt déterminé le thème de ce numéro 12 de La moitié du fourbi, Hong Kong a surgi dans mon esprit comme une évidence qui me permettrait de composer un tableau aux multiples nuances écarlates. Ma contribution intitulée Torrent rouge est, hélas, bien brève. Il y a tant à écrire, je compte tant de souvenirs dans ce petit territoire chinois au destin extraordinaire inscrit, depuis longtemps déjà, au coeur de ma petite histoire de globe-trotteuse... Le texte commence ainsi :

« Détourné des traits aimés de M., quelques instants seulement, mon regard embrassait l’île de Hong Kong, flottant dans la brumaille dorée d’une fin de journée torride. Le cercle parfait du soleil en équilibre sur la ligne d’horizon irradiait les flots de son incandescence. Déjà notre avion rasait la jungle de vieux gratte-ciels salis par la moisissure des moussons, amorçant sa délicate manœuvre d’atterrissage à l’aéroport international Kai Tak, au nord de la péninsule de Kowloon. Ma main serrait un peu plus fort celle de M. dont les doigts caressaient les miens. Mon pouls battait davantage, comme à chaque atterrissage sur cet aérodrome, le plus dangereux du monde. Il me semblait toujours que passagers et équipage éprouvaient un peu de cette exaltation nerveuse qui s’emparait de moi et perdurait jusqu’à l’arrêt définitif de l’appareil au bout de la piste ultra-courte qui se jetait dans la Mer de Chine du Sud. [...] » 




Ernst Herbeck / Das Leben  Michèle Audin / (L’oeil de l’Oulipo) : L’Oulipo se met à table  Anne Maurel / Rouge idiotie  Aliona Gloukhova (texte), Jef Bonifacino (photographies) / Mémoires de poisson rouge  Anthony Poiraudeau / Rouge complex  Thierry Guichard / La couleur de nos âmes  Anaïs Vaugelade (dessins & texte - extraits) / Le déjeuner de la petite ogresse (extraits)  Alain Giorgetti / Larvatus  Laure Gauthier / Point-Paumes  Hugues Robert / Trois nuances de sang  La m/f / Conversation avec Élise Thiébaut  Paloma Pineda(photographies) / Terrain rouge  Corinne Atlan / Portrait du Japon en rouge  Zoé Balthus (texte photographies) / Torrent rouge  Frédéric Fiolof / Arrêt sur image  Andréas Becker / Rouge-tort  Stéphane Levallois (dessins) / Story killers  Hugues Leroy / Un endroit où déposer son chagrin 

mercredi 6 mai 2020

Glacés, les embruns de la mer

Reynisfjara et la péninsule de Dyrhólaey, Islande, 2019. © Zoé Balthus.


DEHORS – l'appel de la revue littéraire La moitié du fourbi était irrésistible ! J'ai aussitôt pris mes cliques et mes claques, me suis fait la malle, ai largué les amarres et mis les voiles en direction de l'Atlantique nord — où sont "Glacés, les embruns de la mer". 

Un numéro singulier, né de ce temps particulier, et tout entier donné depuis le 1er mai, offert à tous et à jamais, en tenue numérique. Lui seul ne connaîtra pas le papier.
Vingt-quatre contributions au total — texte, dessin, photographie, vidéo, son — invitent aux DEHORS. 

Celles de Michèle Audin, Zoé Balthus Claro, Julia Deck et l’atelier d’écriture du Grand R, Pierre Escot, Tristan Felix, Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Alain Giorgetti, Benoît Guillaume, Simon Kohn, Hugues Leroy, Sophie G. Lucas, René de Menou, Alessandro Mercuri, Henri Michaux, Antoine Basile Mouton, James Noël, Anthony Poiraudeau, Paméla Ramos, Noëlle Rollet, Laure Samama, Jane Sautière, Lucie Taïeb, Anaëlle Vanel, Romain Weber, et Catherine Ysmal.

Nos multiples DEHORS à découvrir, à partager dès à présent (suivez la fourmi, mais ne l'écrasez pas ! ) : Sommaire du N°11 de La moitié du fourbi

mercredi 1 mai 2019

Sumô, l'art du temps métaphysique

Un rikishi au tournoi de sumô de Fukuoka, au Japon – novembre 2018 (c) Zoé Balthus
Le palais des Sports de Fukuoka, cité portuaire sur l’île de Kyûshû à l’ouest du Japon, accueille le dernier basho1 de l’année, saison officielle de sumô d’une durée de quinze jours, chaque mois de novembre. Je suis assise dans les gradins, côté est, depuis 8h00 en ce 11 novembre 2018.


Le public, clairsemé aux premières heures de cette première journée de tournoi, s’est étoffé avec lenteur tandis que les lutteurs de sumô des catégories infé- rieures menaient leur combat dans l’espoir de se hisser dans la hiérarchie jusqu’à voir leurs noms apparaître un jour au classe- ment général, le prestigieux banzuke. Y sont actuellement classés, du rang le plus bas au plus élevé, vingt-huit champions juniors, jûryô, suivis des maku-uchi compre- nant trente-deux maegashira (champions), deux komusubi (grands champions aspi- rants), deux sekiwake (grands champions adjoints), trois ozeki (grands champions) et trois yokozuna (champions suprêmes) qui ne disputent qu’un combat par jour. Les ozeki ne luttent qu’en fin de journée avant les yokozuna qui finissent vers 18h00.
Cinq jeunes femmes portant chignon et kimono de soie bigarrée, perchées sur leurs geta, socques traditionnels, avancent les unes derrière les autres, à petits pas, dans la coursive sud avant de s’installer avec grâce dans des box de catégorie supérieure. Juste à temps. La clameur s’intensifie dans la salle désormais comble avant dohyô-iri, cérémonie d’entrée des lutteurs (rikishi). Il est 16h00, les lutteurs demi-nus, aux corps à la fois musclés et gras, apparaissent. Ils sont près d’une vingtaine de colosses, aux visages impassibles, à entrer par l’allée sud-est dans l’immense salle, emmenés par un arbitre à l’allure de prêtre shinto vêtu d’un shozoku — sorte de kimono de soie — rouge chatoyant, aux motifs dorés, et coiffé d’un couvre-chef noir en toile laquée. L’atmosphère s’électrise, des flashs crépitent, des cris d’admiration fusent sur le passage du cortège hiératique. Mouvant leur masse à la nonchalance pachydermique, ils avancent en file indienne en direction du mori-dohyô, plateforme d’argile haute de 60 cm.  [...] 

Extrait de Sumô, l'art du temps métaphysique, récit de Zoé Balthus à paraître le 15 mai 2019 dans le numéro de printemps de la revue La moitié du fourbi dont le mot d'ordre est : Vite.

                                       Last basho for Japanese Yokozuna Kisenosato at Fukuoka - Japan 2018 © Zoé Balthus


Au sommaire de ce numéro : 

Tristan Tzara (texte)Thaddée (collage) / Un passant  Paul Fournel / L’œil de l’Oulipo : La littérature a-t-elle horreur du vite ?  Lucie Taïeb / Comète  Hugues Robert / Esthétique politique du défouraillement  Philippe de Jonckheere / La cordelette (un épisode cévenol)  Guillaume Duprat (dessins & texte) / Inflation éternelle  Anthony Poiraudeau / Courses et poursuites dans Los Angeles  Zoé Balthus / Sumô, l’art du temps métaphysique  Frédéric Fiolof / Raccourcis  Marjorie Ricord / À l’immédiat, la déraison  Marc-Antoine Mathieu(dessins)Antoine Gautier (présentation) / Trois secondes (extraits)  La m/f / 7,7 millions de millisecondes, conversation avec Alexandre Laumonier  Valérie Cibot / Yoga du temps Véronique Bergen / Martha Argerich. L’Art des passages Matthieu Raffard & Mathilde Roussel (photographies et texte) / Accélération  Marie Willaime / Baies rouges — Breuverie  Hugues Leroy / Trottoir  Hélène Gaudy / En cours  Antoine Mouton / À très vite 

mardi 30 octobre 2018

裸婦, les nus nippons inédits de Michael Kenna


Rafu series (c) Michael Kenna
For over thirty years, Michael Kenna photographed temples, shrines, gardens, seascapes and landscapes throughout Japan. Ten years ago, he also began to photograph female nudes there. The women who modeled were friends of friends and their associates: actresses, dancers, office workers, photographers and yoga practitioners. A selection of his nudes will be unveiled at Paris Photo by his Parisian Gallery Camera Obscura between November 8-11. The series called "Rafu"will be published in a book by Nazraeli Press and exhibited at the Tokyo Photographic Art Museum (TOP) from December 1 until  January 27th 2019.  Michael Kenna told me all about it and much more.

Zoé Balthus – What does mean "Rafu"?

Michael Kenna – Rafu or 裸婦 is a Japanese word for unclothed female. A woman [girl] in the nude.

Zoé – As you know I had questioned the presence/absence of the human figure in your work … I am really amazed to discover that you were hiding your work on nude…

Michael Kenna – I have stated on numerous occasions that I do not include people in my photographs as I feel they gave away the scale and became the main focus of the viewer’s attention. Most of my photography relates to the presence of absence. However, fixed dogma is not a creative tool, and one should not be confined by a self described definition. I believe it is preferable to question, explore, and even change one’s mind on some aspects from time to time!

Zoé – When exactly did you really begin working on nudes ?

Michael Kenna – I first became interested in photographing nudes while I was a student at The London College of Printing in the years between 1973-6. At the time, I was able to hire models through the college and photograph them in different situations. My senior graduating photographic project, all in color, was on Body Motion, highly influenced by the work of Dr. Harold Edgerton. I made stroboscopes with colored filters and experimented with nudes reflected in water. I photographed shadows and made multiple time exposures of both male and female bodies. This was the work that I took to galleries when I went to the USA. Over the intervening years, I occasionally returned to the genre, but did not make another concentrated study until this series. I suppose it was just a matter of time.

Zoé – What is the origin of this specific work ?  How did it happen ?

Michael Kenna – My father and step-mother both passed away in 2006, Ruth Bernhard in 2007. I also divorced in 2007 and moved cities. Perhaps these changes in my life were also catalysts for changes in my work. There is a Bollywood song I like titled: which roughly translated means “tomorrow may never come”. It was time to seize the day!

I have been visiting Japan frequently to photograph the landscape, and have access to excellent coordinators there, so, starting in 2008, I simply began to quietly set aside time to also photograph nudes. I worked in a variety of Japanese houses, restaurants, sake factories, tatami rooms, wherever I could find locations that had an aspect of old Japan. There was no particular rhyme or reason to the choice of models. The women I photographed were a cross section of friends of friends and their associates: office workers, dancers, yoga practitioners, actresses, and photographers, who wanted to see how it felt being nude in front of a camera. To the best of my knowledge, none of the women were professional models. Some were being photographed nude for the first time in their lives. A few didn’t want me to photograph their faces, others specifically asked for portraits. Most of the models did not speak English, which made for interesting communication as I speak very little Japanese. Perhaps the language barrier helped as there was no tendency to politely chatter. We were able to concentrate more fully and be in the moment.

Zoé – Why a Japanese nude series ? Have you photographed nudes only in Japan ? Only female nudes  ?

Michael Kenna – Based on my experience, I find that I work best when there are some constraints and perimeters around a project, whether that is geographic space, subject matter, or a prescribed period of time. An open ended project has a tendency to stretch on for years. I always have a dozen or so potential projects on the go, and it usually requires an exhibition, book publication or deadline to motivate a conclusion. Given this proclivity, and the time and logistics involved, I decided to restrict my nude studies to Japan, at least to begin with. So far I have only photographed female nudes but I do think it would be interesting to photograph male nudes. I am certainly open to future possibilities.

Zoé – What are you looking at (for) in front of the nude ? Do you approach the human body as a proper landscape ? How are you setting up a composition ?  What are the camera and lens you using for the nude ?

Michael Kenna – I approach photographing the female nude, very much as I approach the landscape, with absolute respect and admiration. In the landscape I search for subject matter that resonates with me. I am interested in the relationships, juxtapositions, even confrontations between the natural elements and the structures that we humans have formed. It is not so different when I photograph the nude. I look for the individual characteristics in bodies, their shapes and uniqueness. I explore their relationships to the environments where we are photographing. I try to allow the models to express themselves, to find poses and angles that are interesting. Some require direction, others were content to move as they wished and I would stop them when I saw photographic possibilities. Sometimes I had a great rapport with the model. At other times it was more distant and reserved. I never went into a photo session with fixed ideas of what I would photograph, and I could never predict or pre-visualize the results. It was more of an impromptu event, something of a wordless dialogue between model and photographer. Essentially, I was open to possibilities. I used whatever available ambient light and props I found in the locations.

Photographs were made with my old Hasselblad film cameras, so exposures were usually long, close to a second, with the camera on a tripod or on the ground. The process was often slow and arduous for the models as they had to maintain their poses. There were many sore muscles after the sessions! I cannot adequately express my appreciation for their kind forbearance and patience.

Zoé – What does it mean within your whole work ? Why revealing it now ? Do you have other nude projects underway ?

Michael Kenna – The human body is an absolutely amazing, mysterious miracle in a myriad of ways. Representing the nude human body as an artistic genre has an exceptionally rich history in the arts of painting, drawing, sculpture, printmaking and photography. The list of artists whose nude studies I admire is far too long to include here. I have photographed for over forty five years, but still regard myself as a perpetual student and believe it is imperative to keep learning from others. I view both historical and contemporary creative representations of the nude as open invitations to also explore this esthetic challenge. My efforts may add little or nothing to the enormous existing mountain of artistic treasures, but I don’t think that’s important. I have no idea what this work means within the context of my career and have little interest in thinking about it. It is another chapter in an ongoing story, and I hope and trust there will be many more.

This work was one chapter in my forty five year career. There have been many other chapters and hopefully there will be many more. This series may be an interesting diversion from the central path, but my life’s work will certainly not be defined by these images.

Zoé – How (when, why) did you arrive in Japan for the first time and what is the attraction of it ?

Michael Kenna – My first trip to Japan was in 1987. I was invited by Minoru Shirota of Min Gallery, Tokyo for an exhibition and book signing.  I extended my trip to photograph the shrine and temple areas of Kyoto and Nara. I returned several times over the following several years for exhibitions, book signings and lectures, usually to Tokyo, Osaka or other metropolitan cities. My dream was to explore the landscape in Hokkaido, Honshu, Shikoku, Kyushu and Okinawa which I started to do in 2001.

There is something mysterious and wonderfully alluring in the Japanese land. It is visually manifested in the omnipresent interactions between water and earth.  It can be felt in the engaging intimacy of scale in its terrain, and in the deep sense of history contained in its earth. There is reverence and honor towards the land, symbolized, I believe, by the ubiquitous torii gates. The shrine is often an integrated part of the landscape, a place to rest and meditate, and perhaps even escape for some moments from the complications and noise of our fast paced modern lives. Physically, Japan has similarities to my home country of England; relatively small, reserved, inhabited for centuries, surrounded by water, every patch of land and part of the sea-front containing a story.

As a boy, growing up in the North of England, I had my favorite trees, which I regarded as friends. I would visit them and witness their growth and change. Like the shrines and temples they were also oases of calm. Over the past several years I have made acquaintances with a number of Japanese trees and, fortunately for me, they seem to understand English quite well!

A favorite pastime in my youth was to go to places where activities normally took place, but which were temporarily empty: train stations, playgrounds, churches, cemeteries, etc. I was, and still am, interested in how we humans leave our marks on where we live. I am attracted both to the visual juxtapositions and interactions, and also to the lingering atmospheres and remaining traces that pervade these places when normal activities have ceased. Japan has been a perfect environment to exercise this curiosity.

Zoé – As you said before, that your first nude photos were all in color, do you plan to show them one day? And what made you turn to black and white in the first place?

Michael Kenna – I doubt if I will ever show the color student work again. I think I destroyed most of the prints a long time ago. Maybe I still have color transparencies somewhere in my archives, but I prefer to look forwards rather than backwards. I’ve been working primarily in black and white since the seventies for several reasons. We see in color all the time, and everything around us is in color. Black and white therefore becomes more of an interpretation of the world. It is not a copy or duplication of what we see with our eyes. I think the subtlety of black and white inspires the imagination of the individual viewer to complete the picture in the mind's eye. It doesn't attempt to compete with the outside world. I still print all my own silver prints in a traditional darkroom, and it is an important and thoroughly enjoyable part of the creative process for me. I find that black and white is more malleable than color, that black and white photographs are quieter and more mysterious than those made in color. I believe black and white is calmer and gentler than color, and persists longer in our visual memory. Ultimately, I suppose it is all a matter of personal preference.

Zoé – You had worked as Ruth Bernhard’s assistant for ten years. How did it happen ?

Michael Kenna – I was introduced to Ruth Bernhard in the late seventies. She had just signed a two year exclusive representation contract with The Stephen White Gallery in Los Angeles and needed to make 200 prints. It was Stephen who suggested to me that Ruth needed a darkroom assistant as she had suffered carbon monoxide poisoning and was therefore unable to print for herself. I was extremely fortunate to work closely with Ruth in San Francisco for a decade, printing her negatives and absorbing her philosophies of life.

Zoé – How was it to work by her side ?

Michael Kenna – Working with Ruth was one of the best things that ever happened to me. Her attitude to life was extraordinary. She was a passionate “YES” person. “Today is the day” she would repeat almost as a mantra, and her ubiquitous enthusiasm was highly contagious. I don’t think I have ever met anybody else quite so independent, energetic, adventurous, funny and feisty.

Initially, I worked with Ruth in the evenings. Her home was on Clay Street in Pacific Heights, and her darkroom was just off her kitchen. Sometimes, by the time I got there, Ruth would have the chemicals already made, a negative in the enlarger, easel tilted up at some crazy angle for the perfect elongation, various soft focus screens, hand made from old stocking material, at the ready. And we would print together, for hours and hours. Ruth was a night owl, she had no idea of the time and never worked in the mornings - which meant the evenings could stretch on way into the wee hours. Woe betide anybody who attempted to visit her the next morning before 11.00 !

Ruth was a perfectionist with clear, distinct and specific ideas about how she wanted something printed. Being Ruth, she would, invariably, change those ideas within minutes of starting the print. From her, I learnt that there was no one way, or even best way, to print. She would say: “A print should be as individual as a person’s signature.” I don’t think we ever made two prints exactly alike. She exercised her artist’s prerogative to be consistently inconsistent. Her printing techniques remain with me today.

It is important to mention that all of Ruth’s photographs of the nude were made well before I even met her. I printed her negatives and sometimes assisted her when she was teaching, but I did not have the opportunity to assist her in any practical photography session. Much has been written about this work over the years and there is little that I can add. Ruth’s vision of the female nude was singular and distinct. She regarded female bodies as seed pods and espoused a marked difference between the male and female attitude towards photographing the nude. There is little or no sense of eroticism in her works. Rather, her images glow with sheer beauty. The magnificence of the female form is celebrated through line, form, texture, light and shadow. When we printed together, she often spoke of “marble dusting” in relationship to Michelangelo. She wanted her photographs to have aspects of sculpture, to be monumental and proud. She pursued perfection relentlessly, while knowing that it was ultimately unattainable. Now, when I see Ruth’s prints in museums, galleries or published in books, I can smile, for she knew all along that life is in the journey, not the destination. Ruth’s life was not easy, but the pursuit kept her alive and vibrant for 103 years. I still miss her.

Zoé – What are the main lessons you learnt from her ?

Michael Kenna – Ruth was highly influential in both my personal and professional life. She was a role model to me, something of a photography mother figure, and a very dear friend. Ruth is justifiably recognized around the world as an important photographer, but she was much more than that. She was also a great human being, a teacher, mentor, philosopher, a woman of conscience with keen intuition and a deep understanding of herself and her world. She was acutely aware of life’s gifts, and the obligation to pass them on, of social and universal responsibility, and the interconnectedness of all things. Her generosity and responsive spirit made so many wonderful things happen for so many people. She was a true Guardian Angel.

Zoé – Was it because you had worked for so long in her studio that you turned your camera to the landscapes ?

Michael Kenna – I had been photographing the landscape for a number of years before I met Ruth, and she certainly encouraged me to continue.

Zoé – Well, what I want is to find out is how deeply her work influenced yours and its direction obviously… meaning, running away from the human figure, or in other terms, are you feeling shy to go yourself on nudes, after Ruth and the other masters of nude ?

Michael Kenna – I think it is true that Ruth was not overly fond of males photographing female nudes, even though her absolute idol was Edward Weston, a male who photographed female nudes. As I previously mentioned, Ruth was charmingly and consistently inconsistent! During the years I worked with her, I photographed more body motion studies and nudes, but my primary focus was on landscapes and industrial landscapes.

I was a young photographer with extremely limited finances and resources, trying to navigate the art world and make a living. Looking back, I suspect it was the demands of time and logistics which was the primary reason for me to concentrate on specific subject matters.

Zoé – How do you consider your work ?

Michael Kenna – Much like the philosophy of Japanese haiku poetry, I emphasize suggestion rather than description. A few elements can evoke a whole world of imagination. A small amount of tangible subject matter has infinite possibilities. Sometimes I make long exposures, either during the day or at night. Film can accumulate light and record events that our eyes are incapable of seeing. Drama is often increased, deep shadows can appear, light sources may appear surrealistic.

The results are deliciously unpredictable. As a photographer I try to live and work with the constant knowledge that nothing is ever the same twice. Our world is always changing. I am extremely content, doing what I am doing, being a small part of the recording process. It has, and continues to be, a great privilege for me to spend time in Japan and to have an ongoing conversation with its exquisite land. 


Rafu series (c) Michael Kenna

Pendant plus de trente ans, Michael Kenna a photographié des temples, des sanctuaires, des jardins, des paysages maritimes et terrestres au Japon. Il y a dix ans, il a commencé à photographier des nus féminins. Les modèles étaient des amies, des relations d’amis, actrices, danseuses, des employées de bureau, des praticiennes de yoga, et même des photographes. Une sélection de ses nus va être dévoilée dans le cadre de Paris Photo par sa galerie parisienne Camera Obscura du 8 au 11 novembre prochains. La série intitulée "Rafu" fait l'objet d'un livre à paraître aux éditions Nazraeli Press et d'une exposition au Tokyo Photographic Art Museum (TOP) qui lui consacre une rétrospective du 1er décembre au 27 janvier 2019.  Michael Kenna me dit tout de cette série et plus encore...

Zoé – Que signifie "Rafu"? 

Michael Kenna – 裸婦 ou Rafu est le mot japonais qui signifie la femme dénudée. La nudité d’une femme ou d’une fille. 

Zoé – Comme tu le sais, je questionnais depuis longtemps l'absence de la figure humaine dans ton travail … autant dire que je suis stupéfaite de découvrir que tu cachais ce travail sur le nu… A partir de quand exactement as-tu commencé à faire du nu ?

Michael Kenna – J’ai, en de nombreuses occasions, déclaré que je ne faisais pas apparaître d’êtres vivants dans mes photographies parce qu’elles trahissent l’échelle et finissent par capter toute l’attention du spectateur.  La plupart de mes photographies évoquent la présence de l’absence. Quoi qu’il en soit, le dogme fixe n’est pas un outil de création, et l’on ne devrait pas rester confiné dans sa propre définition. Je crois qu’il est préférable de questionner, explorer et changer d’opinion sur de nombreux sujets de temps en temps !

Mon intérêt pour le nu en photographie remonte à mes années d’études au London College of Printing entre 1973 et 1976. A cette époque, grâce à l’école, je pouvais engager et photographier des modèles. Le projet photographique, tout en couleurs, que je présentais pour mon diplôme portait sur le corps en mouvement, j’étais très influencé par l’œuvre de Dr. Harold Edgerton. J’avais créé des stroboscopes avec des filtres colorés que je testais avec des nus réfléchis dans l’eau. Je photographiais des ombres et je variais les temps d’expositions avec des modèles féminins et masculins. C’est le travail que j’ai montré aux galeries en arrivant aux Etats-Unis. Au cours de ces années, j’ai parfois renoué avec ce genre mais je n’avais plus réalisé d’études aussi concentrées jusqu’à la série Rafu

Zoé – Quelle est l'origine de ce travail de nu ?  Comment cela s'est-il produit ?

Michael Kenna – Mon père et ma belle-mère sont décédés en 2006, Ruth Bernhard dont j'ai été l'assistant est décédée à son tour en 2007. J’ai aussi divorcé en 2007 et déménagé dans une autre ville. Peut-être que ces changements de vie ont été les catalyseurs pour changer aussi dans mon travail. Le titre d’une chanson de Bollywood que j’aime bien “Kal ho na ho” signifie : « Demain pourrait ne jamais se lever ». Il était temps de s’emparer du jour ! 

Comme je me rendais au Japon régulièrement pour photographier les paysages, j’avais accès à d’excellents coordinateurs. Alors, en 2008, j’ai commencé en toute discrétion à y photographier des nus. J’ai travaillé dans de multiples lieux japonais, des maisons, restaurants, fabriques de saké, pièces à tatami, partout où je trouvais des traces du Japon traditionnel. Le choix des modèles s’est déroulé sans aucun impératif, sans idée préconçue. Les femmes que j’ai photographiées sont des amies d’amis, ou des relations qui en découlent.  Des employées de bureau, des danseuses, des praticiennes de yoga, des actrices et des photographes qui voulaient goûter la sensation de nudité devant un appareil photographique. Autant que je le sache, aucune des modèles n’était professionnelle. Certaines se sont laissé photographier nues pour la première fois. Certaines n’ont pas voulu que je photographie leur visage, d’autres au contraire ont demandé des portraits. La plupart d’entre elles ne parlait pas un mot d’anglais, ce qui a rendu la communication intéressante compte tenu de la petite quantité de japonais que je maîtrise. Sans doute, la barrière de la langue a été bénéfique en nous épargnant le bavardage des politesses d’usages. Nous avons pu davantage nous concentrer sur l’essentiel et être dans l’instant. 

Zoé – Pourquoi une série de nus japonais ? N'as-tu photographié des nus qu'au Japon ? Que des nus féminins ?

Michael Kenna – Avec l’expérience, je trouve que je travaille mieux lorsqu’un projet est soumis à certaines contraintes, avec des périmètres délimités, que ce soit un espace géographique, un sujet ou une période de temps limitée. Les projets illimités ont tendance à durer indéfiniment au fil des ans. J’ai toujours une douzaine de projets potentiels en cours et j’ai généralement besoin d’une exposition, de la parution d’un livre ou d’une date limite pour parvenir à sa conclusion. Compte tenu de cette propension, des circonstances temporels et logistiques, j’ai décidé de limiter mes études de nus au Japon, en tout cas pour commencer. Je n’ai pour l’instant photographier que des nus féminins mais je pense que des nus masculins pourraient être aussi intéressants. Je suis en tout cas ouvert à des opportunités futures. 

Zoé – Que cherches-tu face à un nu ? Approches-tu le nu comme tu approches un paysage ? Comment travailles-tu la composition ?  Et quel appareil utilises-tu pour le nu ?

Michael Kenna –  Mon approche du nu féminin est très semblable à celle du paysage, avec respect et admiration absolus. Face au paysage, je suis à l’affût d’une résonance entre le sujet et moi. Je m’intéresse aux relations, juxtapositions et même aux confrontations des éléments naturels avec les structures que nous humains composons. Ce n’est pas tellement différent quand je photographie le nu. Je cherche les caractéristiques individuelles dans les corps, leur silhouette, leur unicité. J’explore les liens avec l’environnement où nous menons la séance. J’essaie d’autoriser les modèles à s’exprimer pour trouver des poses et des angles intéressants. Certains ont besoin de direction, d‘autres sont contentes de bouger comme elles le souhaitent et je les interromps quand j’entrevois la possibilité d’une image. Parfois, j’ai une relation formidable avec le modèle, d’autres sont plus distantes et réservées. Je ne me suis jamais rendu à une séance photo avec des idées préconçues sur ce que je voulais photographier, je ne pourrais jamais prévoir ou pré-visualiser le résultat. Ce sont davantage des événements impromptus qui tiennent plus d’une sorte de dialogue non-verbal entre le modèle et le photographe. Essentiellement ouvert aux possibilités, je tire profit des lumières d’ambiance telles qu'elles apparaissent et de toutes choses que je trouve sur place. 

Ce sont des photographies que je prends avec mes vieux appareils argentique Hasselblad, et mes expositions sont généralement longues, proches d’une seconde, avec l’appareil monté sur un trépied ou à même le sol. Le processus est souvent lent et ardu pour les modèles qui doivent tenir la pose. Il y a beaucoup de courbatures après ces séances ! Je ne saurais jamais assez dire combien j’apprécie leur aimable endurance et leur patience.

Zoé – Comment cette série de nus s'inscrit-elle dans ton oeuvre ? Pourquoi la révéler maintenant ? As-tu d'autres projets de nus en développement ? 

Michael Kenna – Le corps humain est absolument extraordinaire et, de mille façons, constitue un curieux miracle. La représentation du nu humain comme genre artistique a une histoire d’une richesse exceptionnelle tant en peinture, qu’en dessin, sculpture, imprimerie et en photographie. La liste des artistes dont j’ai admiré les études de nus est bien trop longue pour pouvoir la dresser ici. Je suis photographe depuis quarante-cinq ans mais je suis un éternel étudiant, je crois qu’il est impératif de continuer à apprendre des autres. Je considère que les nus, dans l’imagerie de l’histoire de l’art mais aussi à travers leur représentation contemporaine, sont des défis esthétiques en soi. Mes efforts ici n’ajouteront peut-être rien ou pas grand-chose à l’immensité des trésors de l’Art, mais peu m’importe. Il s’agit d’un chapitre dans la grande histoire perpétuelle. 

Cette série n'est qu'un chapitre dans ma carrière de quarante-cinq ans. Il y a en eu de nombreux autres et j’espère qu’il y en aura encore beaucoup. Elle s’avère être une intéressante bifurcation sur le cheminement central. Mais ma carrière ne saurait être résumée par ces images.

Zoé – Comment es-tu arrivé au Japan la première fois et quelle attraction ce pays exerce-t-il sur toi ? 

Michael Kenna – Mon premier voyage au Japon remonte à 1987. J'avais été invité par Minoru Shirota de la Galerie Min à Tokyo pour une exposition et une signature.  J'ai prolongé mon voyage pour photographier des temples et sanctuaires à Kyôto et Nara. J'y suis retourné à de multiples reprises les années suivantes pour des expositions, des signatures et conférences, généralement à Tokyo, Osaka et autres grandes villes. Je rêvais d'explorer les paysages de Hokkaido, Honshu, Shikoku, Kyushu et Okinawa. Ce que j'ai commencé à faire à partir de 2001. Il y a quelque chose de mystérieux et de merveilleusement élégant sur cette terre nippone. Cela se manifeste avec l'omniprésence de l'interaction entre la terre et l'eau. Cela se ressent dans l'engageante intimité d'envergure de sa superficie et le sens profond de l'histoire porté par sa terre. Et puis, la révérence et l'honneur à l'égard de cette terre symbolisés, je crois, par ces Torii, sortes de portiques omniprésents.  Le sanctuaire fait souvent partie du paysage, c'est un lieu de repos et de méditation et peut-être d'évasion dans les moments de turbulences et de chahuts que produit la modernité de nos existences à grande vitesse.  Je trouve des similarités physique entre le Japon et mon Angleterre natale, deux contrées relativement petites, réservées, peuplées depuis des siècles, cernées d'eau, avec chaque parcelle de terre et de front de mer portant une histoire. 

Petit garçon, j'ai grandi au nord de l'Angleterre, j'avais mes arbres préférés que je considérais comme mes amis. Je leur rendais visite, j'observais leur croissance et leur évolution. Comme les temples et les sanctuaires sont des oasis de calme. Au fil des ans, je me suis lié à de nombreux arbres au Japon, et par chance pour moi, ils semblent plutôt bien comprendre l'anglais ! 

Mon passe-temps favori de jeunesse était de me rendre dans des lieux temporairement désertés, où les activités habituelles avaient pris fin : des gares désaffectées, des terrains de jeux, des églises, mais aussi des cimetières etc. J'étais attiré et le suis toujours par les traces que nous, humains, laissons de notre passage. Je suis attiré à la fois par les interactions, juxtapositions visuelles et les ambiances persistantes, les vestiges que livrent ces endroits où a cessé l'activité. Le Japon est un environnement parfait pour exercer cette curiosité.

Zoé – Tu as dit que tes premiers nus étaient en couleurs, comptes-tu les montrer un jour ? Et quelle est l'origine de ton passage au noir & blanc ?

Michael Kenna – Non, je ne montrerai plus jamais mes travaux en couleur d’étudiant. Je crois que j’ai détruit tous les tirages il y a bien longtemps. J’ai peut-être encore quelques diapos en couleurs quelque part dans mes archives mais je préfère regarder vers l’avenir. Je fais du noir & blanc depuis les années 70 pour plusieurs raisons. Nous voyons en couleur tout le temps, autour de nous tout est en couleur. Le noir & blanc est par conséquent davantage une représentation du monde qu’une copie ou un duplicata de ce que l’on voit de nos propres yeux. Je crois que la subtilité du noir & blanc stimule l’imagination du spectateur pour compléter l’image d’une vue de son esprit. Il ne s’agit pas d’une compétition avec le monde extérieur. Je tire toujours tous mes clichés argentiques dans une chambre noire traditionnelle, c’est une partie importante du processus créatif qui me procure un intense plaisir. Je trouve aussi que le noir & blanc est plus malléable que la couleur, que les photographies en noir & blanc sont beaucoup plus paisibles et plus mystérieuses qu’en couleur. Je crois que le noir & blanc est plus calme et doux que la couleur et qu’il s’installe plus durablement dans notre mémoire visuelle. Mais en fin de compte, selon moi, c’est aussi une question de préférence tout à fait personnelle. 

Zoé – Tu as été l'assistant de Ruth Bernhard pendant dix ans. Comment est-ce arrivé ?

Michael Kenna – J’ai rencontré Ruth Bernhard à la fin des années 70. Elle venait de signer un contrat d’exclusivité avec la Stephen White Gallery à Los Angeles et avait besoin de réaliser 200 tirages. Stephen m’a fait savoir que Ruth cherchait un assistant de chambre noire car à la suite d’une intoxication au monoxyde de carbone, elle ne pouvait plus développer elle-même. Et pendant dix ans, j’ai eu la chance extrême de travailler en étroite collaboration avec Ruth à San Francisco, à développer ses négatifs et à assimiler sa philosophie de l’existence. 

Zoé – Comment était-ce de travailler à ses côtés ?

Michael Kenna – Travailler à ses côtés a été l’une des meilleures choses qui me soient arrivées. Son rapport à l’existence était extraordinaire. Elle était une passionnée du « OUI ». “Aujourd’hui c’est le grand jour” répétait-elle à l’envi, comme un mantra, et cet enthousiasme perpétuel était extrêmement contagieux. Je crois n’avoir jamais rencontré quelqu’un de plus indépendant, dynamique, aventureux, drôle et fougueux qu’elle. 

Au début, je consacrais les soirées à travailler avec Ruth. Elle vivait sur Clay Street dans le quartier de Pacific Heights, et la chambre noire était derrière sa cuisine. Parfois, à mon arrivée, Ruth avait déjà préparé les produits, un négatif était posé sur l’agrandisseur, l’établi calé pour un agrandissement à la perfection avec un angle dingue et avec, toutes prêtes, diverses mises au point manuelles archivées au cours d’anciens travaux. Là, nous partions ensemble pour des heures et des heures de tirage. Ruth était un oiseau de nuit, elle oubliait le temps, comme elle ne travaillait jamais le matin, ses soirées pouvaient s’étirer jusqu’à des heures indues. Gare à quiconque osait se présenter chez elle avant 11 heures du matin ! 

Ruth était perfectionniste, avec des idées claires, remarquables, précises sur le tirage souhaité. Ruth, étant ce qu’elle était, revenait invariablement sur ses idées au dernier moment avant de commencer à tirer. J’ai appris auprès d’elle, qu’il n’y a pas une seule méthode, ni même de meilleure méthode pour tirer une image. Elle disait : « Un tirage devrait être aussi unique que la signature d’un individu ». Je crois que nous n’avons jamais réalisé deux tirages absolument semblables. Elle a exercé sa prérogative d’artiste, en étant inconstante, avec constance. Je suis le gardien aujourd’hui de ses techniques de tirage.

Il est important de mentionner que Ruth avait réalisé toutes ses photographies de nus bien avant que je la rencontre. J’ai tiré certains de ses négatifs et parfois assisté à ses cours, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’assister à aucune de ses séances de photographie. Son travail a été beaucoup commenté au cours des ans et j’ai assez peu à y ajouter. Le regard que portait Ruth sur le nu féminin était singulier et remarquable. Elle observait les corps féminins comme on guette la pousse de semis, elle se distinguait résolument en tant que femme par rapport à l’attitude masculine dans la photographie d’un nu. Il n’y a pas ou peu de dimension érotique dans ses travaux. Ses images brillent plutôt par leur beauté diaphane. La magnificence du corps féminin est célébrée dans la ligne, la courbe, le grain, la lumière, l’ombre. Quand nous tirions ensemble, elle évoquait souvent « l’époussetage du marbre » en référence à Michel-Ange. Elle voulait que ses photographies ressemblent à des sculptures, qu’elles soient de fiers monuments. Sa quête de la perfection était inlassable, même si elle la savait tout à fait hors de portée. Aujourd’hui, quand je vois ses œuvres dans les musées, les galeries et les livres, je souris en songeant qu’elle a toujours su que seule l’existence fait le voyage, pas la destination. Ruth n’a pas eu la vie facile mais cette quête l’a maintenue en vie pendant 103 ans. Elle me manque toujours. 

Zoé – Quelles sont les principales leçons qu'elle t'a enseignées  ?

Michael Kenna – Ruth a eu une influence extrême sur ma vie personnelle et professionnelle. Elle a été un modèle pour moi, une sorte de mère pour la photographie en même qu’une amie très chère. Ruth est reconnue, avec justesse, dans le monde entier comme photographe d’importance mais elle était bien plus que cela. C’était aussi un grand être humain, un professeur, un mentor, un philosophe, une femme de conscience avec une puissante intuition et une profonde compréhension d’elle-même et de son monde. Elle était très consciente des dons de l’existence et de l’obligation de les transmettre, de la responsabilité sociale et universelle, de la connexion de toutes choses entre elles. Sa générosité et sa réactivité ont permis à tant d’individus de vivre des choses merveilleuses. Elle était un véritable ange- gardien.

Zoé – Est-ce parce que tu travaillais aux côtés de Ruth que tu as tourné ton objectif vers les paysages ?

Michael Kenna – Je photographiais des paysages depuis bien des années avant de la rencontrer, et elle m’a toujours encouragé à poursuivre sur cette voie.

Zoé – Je voulais en vérité savoir à quel point son travail a influencé le tien, lui a donné une direction... c'est-à-dire opposé à la sienne, loin de la figure humaine ou en d'autres termes, es-tu intimidé de t'attaquer toi-même au nu après Ruth et les autres maîtres du genre ?  

Michael Kenna – Il est vrai que Ruth n’aimait pas beaucoup les photographes masculins de nus féminins, même si son idole absolue était Edward Weston, comme je le faisais remarquer tout à l’heure, Ruth était en constante et charmante contradiction ! Durant toutes les années passées à travailler à ses côtés, je faisais plus d’études de corps en mouvement et de nus, mais je me concentrais surtout sur les paysages et les sites industriels.

J’étais un jeune photographe, aux moyens financiers et ressources très limités, j’essayais de naviguer dans le monde de l’art et d’en vivre. Quand je me retourne sur le passé, je suppose que ce sont les contingences de l’époque qui m’ont poussé à me concentrer sur des sujets spécifiques. 

Zoé – Comment vois-tu ta photographie ? 

Michael Kenna – A la manière des haïkus japonais, je place toujours davantage d’emphase dans la suggestion plutôt que dans la description. Quelques éléments suffisent à évoquer tout un univers imaginaire. Une toute petite portion de matière tangible détient une infinité de possibilités. Parfois, ses images sont le fruit de pauses très longues, diurnes ou nocturnes. Une pellicule est capable d’accumuler de la lumière et d'enregistrer des événements que nos yeux sont incapables de discerner.

Cela accentue souvent l'effet dramatique, et de profondes ombres peuvent apparaître, des sources de lumières surréalistes peuvent surgir. Les résultats sont délicieusement imprévisibles. En tant que photographe, j’essaie de vivre et travailler constamment en gardant en tête que rien ne se produit jamais deux fois à l’identique. Notre monde est en changement perpétuel. Je suis très satisfait de faire ce que je fais, c'est une infime part du processus d’archivage. Ce fut et cela reste un immense privilège pour moi de passer du temps au Japon et de poursuivre ma conversation avec cette terre extraordinaire.

Traduction de Zoé Balthus

samedi 14 juillet 2018

Conversation avec Prune Nourry

Prune Nourry dans son atelier parisien – 2017 (c) Zoé Balthus

R
eprésentée par les galeries Daniel Templon et Madga Danysz, Prune Nourry, en résidence au sein de 
The Invisible Dog Art Center de Lucien Zayan à Brooklyn depuis sept ans, a fait du questionnement du statut du genre humain sa spécialité. Dès ses débuts, la plasticienne de 33 ans s'est intéressée aux sélections prénatales à l’origine d’inquiétants déséquilibres démographiques en Inde et en Chine qui totalisent ensemble un tiers de la population mondiale. En 2017, le musée national des Arts asiatiques Guimet lui a donné carte blanche pour présenter Holy, exposition qui a duré cinq mois. quelques pièces de ce travail sont présentées en ce moment au Magasin électrique des Rencontres de la photographie d'Arles jusqu’en septembre. On peut y découvrir ses créatures hybrides, Holy Daughters ainsi qu’une version miniature 
en biscuit de porcelaine de Limoges de Terracotta Daughters, son armée de 108 petites Chinoises de Xian. L'artiste y exhibe aussi La destruction n'est pas une fin en soi, un bouddha monumental, en plâtre piqué de bâtons d'encens, en hommage aux deux immenses Bouddhas de Bamiyan détruits par les talibans en Afghanistan, « préfiguration », dit-elle, de la destruction des Twin Towers le 11 septembre 2001 à New York. Conversation avec l’artiste dans son atelier parisien en mars 2017.


Zoé Balthus
 – Par quels cheminements es-tu passée pour parvenir à donner naissance à toutes tes créatures ?

Prune Nourry – Il y a dix ans en sortant de l’Ecole Boulle, j’ai commencé à bosser sur des projets qui me ramenaient toujours à des questions relatives à la sélection de l’humain. J’étais spontanément intriguée par ce qui définissait l’humain, la frontière entre l’homme et l’animal, comment le curseur se déplaçait selon les époques. Par exemple, à l’heure des expositions universelles de 1900 et 1937, il y avait des zoos où étaient exhibés des humains, pendant la seconde guerre mondiale les scientifiques nazis expérimentaient sur des cobayes humains et puis à notre époque, dans certaines contrées, l’humain considéré comme un animal restait d’actualité et a contrario, ailleurs, certaines familles réservent à l’animal la même place qu’un humain, il y a anthropomorphisation de l’animal domestique. J’ai réalisé que nous étions dans une période extrêmement brouillée, c’était ma réflexion d’alors. Et je suis peu à peu arrivée à la question du statut de l’embryon. Comment se définit-on en tant qu’humain ? A partir de quel moment de la vie ? J’avais rencontré Stephen Minger, scientifique du King’s College à Londres qui faisait des expériences sur des embryons qu’il hybridait, entre l’humain et le lapin, l’humain et la vache. Cela a été la base d’un de mes premiers projets. J’ai commencé à créer des hybrides entre l’animal domestique et l’enfant. Puis cela m’a menée au projet suivant qui s’intitule Le Dîner procréatif. Il s’agissait de dîners que j’organisais entre des scientifiques et des chefs étoilés autour des différentes étapes de la procréation assistée où on allait au Sperm-bar, à l’Ovum-bar, on choisissait les donneurs idéaux et on faisait notre propre petit cocktail in-vitro.

Zoé – Une démonstration, ni plus ni moins, de l’eugénisme…

Prune – Exactement. C’était une critique du mythe de l’enfant parfait, de l’enfant à la carte.

Zoé – Le monstrueux mythe de l’Aryen pour les nazis...

Prune – Absolument. Entre autres. Le Dîner procréatif, qui accusait les dérives de la procréation assistée, m’a amenée à réfléchir à la notion de choix et à me demander, parmi tous les choix que nous pouvions faire dans ce domaine, quel était celui qui l’emportait. J’ai découvert que depuis les années 80, c’était le choix du sexe. C’est très marqué en Asie, où on sélectionne l’enfant grâce à l’échographie. Je me suis donc retrouvée face à la question du genre et sa sélection, en m’intéressant aux études de sociologues qui mettent en avant les déséquilibres démographiques en Europe mais principalement en Asie. De fil en aiguille, je suis parvenue au projet Holy Daughter, le premier que j’ai conçu en Asie.  Je suis partie faire de la recherche sur le terrain, à la rencontre de sociologues dans le but de comprendre l’origine de ces déséquilibres. Un peu à mon insu, j’ai commencé un triptyque de projets. Holy Daughters (Filles sacrées), Holy River (Rivière sacrée), et Terracota Daughters (Filles en terre cuite). Les deux premiers ont été créés en Inde et le troisième en Chine.

Pour chacun, j’ai hybridé un symbole culturel national avec une petite fille afin d’exposer le paradoxe qui consiste à éliminer la petite fille alors qu’elle pourrait elle-même être le symbole de fertilité par excellence.
 
Holy Daughters – Prune Nourry – Installation en Arles 2018 (c) Zoé Balthus

Zoé – Le mâle représente beaucoup plus, c’est le nom d’une lignée qui est perpétué...

Prune – Oui, c’est cela. Il est en fait question de l’héritage, de la retraite, de la dote etc. tout une foule de facteurs aux conséquences étonnantes et parfois très violentes.
Alors, en 2010, j’ai créé en Inde cette divinité Holy Daughter, hybride de la petite fille et de la vache sacrée, qui me semblait exprimer le mieux le paradoxe. On divinise la vache, mais on refuse le vecteur de fertilité qu’est la petite fille appelée à être mère un jour. Cette hybridation créée de toute pièce pouvait s’intégrer dans le panthéon des divinités indiennes souvent elles-mêmes hybrides entre l’humain et l’animal. Je l’ai exhibée dans les rues indiennes au cours de différentes performances où les gens l’ont baptisée spontanément Gao Mata ce qui signifie la vache-mère. Elle a donc pris la forme d’une sculpture de taille humaine. Elles sont trois Holy Daughters, celle qui marche, celle en station debout et celle accroupie. J’en ai installé un certain nombre dans les rues de New Delhi devant les laiteries très nombreuses, aussi présentes que les boulangeries chez nous. J’ai cherché à inscrire ce projet dans le quotidien local pour les étonner, les interroger et observer leurs réactions. Je filmais, je documentais en photographie aussi. J’ai abandonné les sculptures dans les rues et je ne sais pas ce qu’elles sont devenues.

J’ai aussi réalisé une performance dans un orphelinat pour vaches sacrées ! Ce sont les petites filles des alentours qui s’en occupent. Il y a même des ambulances pour vaches sacrées, c’est dingue !

Et en 2011, j’ai monté une grande exposition à Paris, au moment où se déroulait le recensement de la population indienne, le sex ratio census, rapport entre le nombre de femmes et d’hommes. Il a lieu tous les dix ans. Malgré des politiques et des lois instaurées depuis la découverte du déséquilibre démographique il y a quarante ans pour inverser la tendance, le recensement de 2011 a montré que la situation s’était aggravée avec 914 filles pour 1.000 garçons au niveau national en moyenne et dans certaines villes le rapport était de 500 filles pour 1.000 garçons. Ce recensement a révélé des zones du nord du pays où la situation est désormais irréparable.
 
Fertility (sein-pis de porcelaine) – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus
Du coup j’ai décidé de ne pas m’arrêter là, et je suis retournée en Inde, cette fois à Calcutta, où je me suis installée dans le quartier des potiers qui conçoivent les sculptures de divinités, toujours les mêmes, depuis des générations. C’est en soi un voyage dans le temps, tu repars cent ans en arrière. Tout y est gris, la terre avec laquelle ils sculptent les divinités est celle du Gange, le fleuve sacré. La terre elle-même est donc sacrée. Les sculptures sont ensuite immergées dans le fleuve où elles disparaissent, avec l’idée magnifique du retour à l’origine. J’ai présenté mes Holy Daughters à des artisans en leur demandant de se les approprier selon les méthodes et codes traditionnels. J’ai fait comme il fallait, je suis passée par une famille de Calcutta, qui normalement commande un Durga ou un Ganesh, j’ai commandé ma Gao Mata, que l’on a sculpté ensemble.

Zoé – Tu as photographié une procession organisée dans les rues de Calcutta comme s’il s’agissait d’un Ganesh, qui est allée jusqu’au Gange, a-t-elle bien été perçue ?

Prune – Incroyablement bien. Les gens se bénissaient devant elle !
 
Zoé – Et en 2013, tu t'attaques à la Chine !

Prune – Après l’Inde, j’avais le projet d’aller travailler en Chine, ensemble les deux géants concentrent un tiers de la population mondiale ! Quand on parle de déséquilibre démographique cela fait sens. Il me fallait un autre symbole culturel super fort. J'ai décidé de travailler sur l'armée de Xian en terre cuite. Elle est magnifique, à la fois connue dans les provinces reculées de Chine mais aussi dans le monde entier. Cela fonctionnait. Cette fois-ci j’ai hybridé le style des artisans chinois d'il y a 2.200 ans pour créer Terracotta Daughters, mon armée de 108 petites Chinoises en terre cuite. J’ai travaillé avec huit petites orphelines dont j’ai réalisé le portrait, rencontrées par le biais de l’association Les Enfants de Madaifu, un orphelinat hors les murs, qui fait en sorte qu’elles soient recueillies par leurs propres familles ou des proches de leurs familles. Accusant la sélection, je ne voulais pas à mon tour sélectionner des petites filles... l’association a donc choisi des petites filles pour moi, en fonction de leur relation profonde avec l’association et leur intérêt pour mon projet. Elles ne savaient pas que la vente de chaque sculpture aiderait aussi à financer trois années de leurs études. Il y a les huit originales devant et celles de derrière sont des combinaisons des huit créées avec des artisans chinois. J’ai cherché des jours et des jours où étaient les meilleurs copistes de l’armée de Xian, avant de trouver l’atelier où développer mon projet. Et j’ai aussi cherché des sociologues, grands spécialistes de la question du genre, ils étaient tous à Xian où se trouve l’armée que je suis allée admirer, un coup de bol phénoménal ! J’ai calculé qu’il me faudrait pour réaliser le projet rester au moins une année sur place. En fait, le développement du projet a pris presque cinq ans.
 
Terracotta Daughters – Prune Nourry au Musée Guimet (c) Zoé Balthus
Zoé – Tu as passé cinq ans en Chine ?

Prune – Non, je suis restée à Xian de 2012 à 2013 pour la fabrication de l’armée. Tout 2014 a été consacré au tour du monde de l’armée, après une première exposition fin 2013 à Shanghai. Je voulais la montrer avant de l’enfouir jusqu’en 2030.

Zoé – Comment as-tu financé tout cela ?

Prune – L’armée s’était autofinancée jusque-là par la vente des huit sculptures originales. Et comme il me fallait financer désormais le tour du monde, j’ai demandé à quatre de mes collectionneurs s’ils acceptaient que je tire cinq exemplaires en bronze de chaque originale. Ils ont tous accepté. L’armée a ainsi pu voyager d’emblée à Paris, Zurich, New York et Mexico City.

Zoé – A la fondation Carlos Slim, dans le musée Soumaya ?
 
Prune – Non, au musée Diego Rivera. C’est génial car Rivera était passionné d’arts pré-hispaniques, d’une période qui correspond à peu près à celle de l’armée de terres cuites. Il avait aménagé un faux site archéologique pour conserver sa propre collection. Cela a été formidable de permettre la rencontre de ces deux cultures et les Mexicains ont adoré, le musée a eu trois fois plus de visiteurs que d’habitude et de tous les milieux pour une fois ! Et surtout les mexicains, disaient « cette armée est mexicaine, ça parle de nous » au point que la directrice du musée voulait qu’on l’enfouisse là-bas ! Je lui ai dit : « je suis désolée elle est chinoise il faut que je la ramène en Chine ! » (Rires)
 

Zoé – Et donc, après la poterie indienne, tu as enrichi ton art de pratiques artisanales ancestrales chinoises…

Prune – Tout à fait. En rigolant, je dis que je suis partie copier les copistes. Au final, moi artiste j’ai dû me transformer en artisan pour apprendre leur technique. Pour créer 108 visages différents à partir des huit figures originales, dont je possédais les moules, j’ai décidé de collaborer avec un artisan auquel j’ai demandé de se changer en artiste. Nous avons fait des combinaisons et je lui ai dit : « tu changes ici un peu de joues, là les yeux, agrandis un peu la bouche, modifies la coiffure et c’est toi qui les signes ». C’est par conséquent un projet conçu à deux. Enfin, j’ai décidé d’enfouir l’armée sur un site tenu secret en Chine, en octobre 2015. (le film est en ce moment montré en Arles, NDLR). J’irai l’excaver en 2030.

Zoé – Tu crois vraiment que les Chinois vont préserver la zone d’enfouissement ?

Prune – Je prends le risque, c’est un pari. Tenir ces quinze ans en Chine où tout va tellement vite, c’est l’équivalent de 100 années autre part. Cela fait partie du projet. Je viens d’apprendre qu’un immeuble a été rasé à côté … mais le but est qu’elle y subsiste, je sais qu’elle est relativement safe pour l’instant.

Zoé – Qu’as-tu retenu de ces expériences ?

Prune – Oh ! Tellement de choses, c’est dur à dire. L’idée était de dialoguer, surtout ne pas provoquer un choc qui aurait été rapidement stérile, sinon on repart aussitôt. Il s’agit plutôt d’un échange, d’une transmission réciproque. Chaque exposition a été un pas vers ce que je voulais atteindre. Dans ma construction personnelle, chaque projet a été un moment marquant avec un pic d’émotion suprême. Pour Terracotta Daughters, ce fut l’enfouissement.